Supporter un jour, supporter toujours ?
Par Alice Buensoz, Chargée d’études mesure d’impact social, Think tank Sport et Citoyenneté
Rentrée dans la compétition mardi 22 novembre, l’Equipe de France masculine de football va remettre en question son titre gagné le 15 juillet 2018 devant des millions de supporters. A cette heure, il est difficile de comparer les audiences télévisuelles avec les matchs de la précédente Coupe du Monde en raison des contextes et horaires différents de diffusion. Néanmoins, l’appel au boycott porté par de nombreuses ONG, personnalités et citoyens depuis plusieurs semaines déchire les amateurs du ballon rond et perturbe l’engouement du grand public. En effet, les conditions sociales, économiques et environnementales de cette compétition remettent en question l’enthousiasme que ce genre d’événement génère habituellement auprès des supporters, même auprès des plus convaincus.
A travers ses équipes et son entourage français et belge, Sport et Citoyenneté est parti à la rencontre de cinq supporters des premières heures de leur équipe nationale qui ont fait le choix de boycotter cette Coupe du Monde.
Supporter un jour…
Pratiquants sportifs depuis le plus jeune âge, nos cinq supporters aux parcours bien différents partagent tous le même attachement pour le ballon rond. Leur passion a été façonnée sur le bitume d’une cour de récréation ou par héritage familial, souvent attisée par des joueurs ou des équipes mythiques du début des années 2000 : l’Olympique de Marseille, Ronaldinho, l’Equipe de France 2006… Ils n’avaient pour l’heure encore jamais manqué de rendez-vous sportifs d’une telle envergure mais ils ont pourtant fait le choix cette année de renoncer à la Coupe du Monde. Un choix difficile pour certains, entourés d’une communauté amicale aux convictions différentes, plus facile pour d’autres, qui profiteront des soirs de match pour se retrouver entre amis et partager des soirées conviviales.
La responsabilité du monde du football face aux scandales humains, économiques et environnementaux
Conscient de toutes les dérives inhérentes à l’organisation de cet événement, chacun avance une explication majeure à son boycott, en fonction de ses sensibilités : les droits humains et la corruption pour Sophie, une jeune diplômée en droit international, ou alors les effets sur l’environnement pour Gabriel et Baptiste, respectivement agronome et ingénieur dans le secteur de l’énergie. Pourtant, tous soulignent le besoin d’aligner leurs actions avec leurs valeurs : « en tant que passionné, il est très difficile pour moi de boycotter la compétition, d’autant plus que je sais que cela n’aura pas d’impact. Je considère que si nous en sommes arrivés là, c’est un échec de notre civilisation. Nous avons des connaissances scientifiques sur tous les phénomènes climatiques qui nous entourent et malgré cela, nous arrivons à ce genre d’aberration. Via ce boycott je souhaite préserver la dignité du présent » déclare Baptiste.
Dans tous les cas, l’inaction des instances internationales ou des sportifs, notamment français, paraît aberrante : « si quelque chose avait été initié de leur côté, je ne me serais pas sentie responsable de devoir faire quelque chose » annonce Eva. « Je suis consternée qu’on puisse avoir autant de pression et de menace de sanction pour le simple port d’un brassard », poursuit-elle, faisant référence à la position de la FIFA de sanctionner sportivement d’un carton jaune les capitaines des équipes affichant le brassard « One love ». En considérant le sport comme un outil politique, Joseph estime que « le football devrait justement être un moyen de lutter et de faire passer des messages forts ».
Les grands événements sportifs remis en cause
Les scandales liés à l’organisation des grands événements sportifs ont toujours existé et ne datent pas de la Coupe du Monde 2022. Leur attribution, la construction des équipements et des aménagements nécessaires ou encore l’impact sur les populations locales ont souvent été pointés du doigt. Les Jeux Olympiques et Paralympiques de Rio 2016 et la Coupe du Monde de Football 2014 en sont deux parfaits exemples. Mais les affaires liées à ces événements paraissaient plus décousues et moins médiatisées qu’elles ne le sont au Qatar. « J’avais déjà entendu parler des Jeux Olympiques de Rio en 2016, qui avaient laissé derrière eux des équipements inutilisés, mais on parlait davantage de gâchis économique et matériel à ce moment-là plutôt que d’impact environnemental comme on peut le faire ici avec le Qatar », souligne Gabriel. Eva, quant à elle, retient davantage les répressions et violences policières ayant sévi en amont de la Coupe du Monde 2014 dans les favelas de Rio.
Ces faits, avaient à l’époque déjà été mis en lumière et rapportés par les associations de défense des droits humains. Mais, cette année, la coupe du monde au Qatar, est « une catastrophe sur toute la ligne » déplore Eva. Le caractère global des scandales (violation des droits humains, désastre environnemental et corruption des instances) pourrait alors engager des réflexions plus générales sur l’organisation des grands évènements sportifs internationaux. Résidant à Bruxelles, à deux heures de Paris, Gabriel annonce : « je remets en question ma volonté d’assister aux Jeux de Paris 2024, ce type de méga évènement n’est plus aligné avec ma conception d’un mode de vie responsable ». Baptiste étend sa réflexion à son attrait pour les sports automobiles : « Je remets en question le fait que je m’intéresse à des choses qui sont totalement délétères pour l’environnement, et donc pour l’Homme ».
…Supporter toujours ?
Nos cinq interrogés annoncent redoubler de vigilance quant au caractère responsable des évènements sportifs à venir. Joseph évoque notamment l’attribution récente des Jeux d’hiver asiatiques de 2029 qui se dérouleront au milieu du désert saoudien : « c’est maintenant qu’il faut agir, il ne faut pas qu’on se réveille dans 8 ans au début de l’évènement ». Eva considère que les dérives et les scandales doivent prendre de la place dans le débat public pour faire évoluer les choses : « il est important qu’on banalise maintenant ces réflexions car on sait que les instances ne s’en préoccupent pas, même si on espère que sera plus le cas à l’avenir ». Pour Sophie, se sensibiliser aux travaux des organisations de défense des droits humains est nécessaire pour comprendre les enjeux liés à l’organisation de ces évènements. La démesure en tout point de cette Coupe du Monde invite Baptiste à élargir son raisonnement : « il faut réfléchir aux moyens qu’on alloue au divertissement, il n’y a rien de sobre là-dedans, je ne pense pas que tout ce qu’on produit soit nécessaire ».
Il est trop tôt pour annoncer l’ampleur et les effets du boycott de cette coupe du monde Qatarie. Pour autant, on peut affirmer qu’accorder un espace médiatique à ces réflexions et positions ne peut qu’éveiller les consciences du grand public pour, pourquoi pas, construire un nouveau paradigme dans la façon de supporter son équipe favorite.
Merci à Eva, Sophie, Baptiste, Gabriel et Joseph pour leurs témoignages.
Pour aller plus loin :
La coupe est pleine, de Jean-Loup Chappelet