La CJUE ne remet pas fondamentalement en cause le monopole des fédérations sportives, mais plutôt son mode d’exercice

Colin MIEGE, président du comité scientifique de Sport et Citoyenneté

 

 

En fin d’année 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) nous a gratifié de trois décisions d’une grande importance, qui réaffirment la soumission de l’activité des fédérations sportives internationales au droit européen, en l’occurrence relatif à la concurrence, dès lors qu’elle présente un caractère économique. Par leur netteté et leur portée, les arrêts rendus dans les litiges concernant le projet de Super ligue de football, le règlement de la fédération internationale de patinage (ISU) et la règle concernant les quotas de joueurs formés localement se hissent au niveau  du célèbre arrêt Bosman de 1995.

 

La FIFA et l’UEFA sont en abus de position dominante

Le projet de création en 2020 d’une Super ligue de football échappant à l’emprise de la FIFA et de l’UEFA, à laquelle devaient participer une quinzaine de grands clubs de football européens, s’est heurté au règlement de ces deux entités dirigeantes, qui prévoit qu’aucune compétition sur « le territoire de l’UEFA » ne peut être organisée sans leur accord préalable . Les clubs et les joueurs tentés d’enfreindre la règle s’exposent à des sanctions, notamment l’exclusion de compétitions supervisées par l’UEFA ou la FIFA. Les promoteurs du projet de ligue concurrente ont contesté la légalité de ce règlement. Saisie pour avis, la CJUE indique sans ambiguité que les dispositions restrictives adoptées contreviennent au droit européen de la concurrence.

Colin MIEGE, président du comité scientifique de Sport et Citoyenneté

La Cour reconnaît certes qu’il est légitime « de soumettre l’organisation et le déroulement des compétions de football professionnel à des règles communes destinées à garantir leur homogénéité, et plus largement l’égalité des chances et le mérite ». De même les sanctions instituées peuvent être justifiées[1]. Toutefois, les restrictions imposées ne sont pas assorties de limites, d’obligations et d’un contrôle, ce qui les rend discrétionnaires. En conséquence, la FIFA et l’UEFA sont en position d’abus de position dominante, ce que le traité interdit[2]. Pour que les règles fédérales puisent être appliquées sans remise en cause, il est nécessaire « qu’elles soient encadrées par des critères matériels ainsi que par des modalités procédurales propres à en assurer le caractère transparent, objectif, non discriminatoire et proportionné ».

Les règles de l’International Skating Union (ISU) sont dépourvues de caractère transparent, objectif, non discriminatoire et proportionné

Le litige relatif aux règles d’autorisation préalable des compétitions tierces et d’éligibilité édictées par l’ISU présente une évidente similitude. Là aussi, la Cour établit que ces règles ont un objet anticoncurrentiel, car elles visent à dissuader toute compétition organisée par un promoteur extérieur, et prévoient de lourdes sanctions pour les patineurs qui s’y risqueraient. Ici encore, le cumul des fonctions de régulation avec la conduite d’activités économiques liées aux compétions met la fédération en conflit d’intérêts, car elle a le pouvoir de décider de façon arbitraire si une autre « entreprise » pourrait exercer une activité similaire. Or selon la Cour, « un tel pouvoir ne peut être conféré qu’à condition d’être assorti de limites, d’obligations et d’un contrôle ». Quant aux sanctions, elles doivent respecter le principe de proportionnalité[3].

De telles préconisations n’ont rien que de très classique pour le juge européen, mais on doit admettre que les pratiques au sein des grandes fédérations internationales en sont généralement assez éloignées. Par tradition, elles se considèrent comme les détentrices originelles d’un pouvoir de régulation qui n’a pas à être justifié, ni soumis à des règles encombrantes de procédure et de transparence.

 

Les règles de l’UEFA concernant les « joueurs formés localement »  sont susceptibles d’enfreindre le principe de libre circulation des travailleurs

Enfin, consultée sur la légalité des règles de l’UEFA et de la fédération belge de football (URBSFA) qui imposent un nombre minimal de « joueurs formés localement »  dans les clubs, la Cour indique qu’elles pourraient être contraires au droit de l’Union. En effet, ces règles sont susceptibles d’engendrer une discrimination indirecte en fonction de la nationalité, et enfreindre le principe de libre circulation des travailleurs[4]. Il appartient à l’UEFA et l’URBSFA de démontrer que ces règles favorisent néanmoins le recrutement et la formation des jeunes joueurs, et qu’elles sont proportionnées à cet objectif d’intérêt général, ce qui pourrait contrebalancer leur effet restrictif.

 

Les conséquences juridiques

Les avis et décisions de la CJUE ne sont pas susceptibles d’appel. Alors que dans le cas de l’ISU, l’arrêt de la Cour a pour effet de valider la décision initiale de la Commission qui concluait à l’illégalité du règlement d’éligibilité de l’ISU[5], dans les deux autres affaires, la Cour dit le droit applicable et laisse aux juridictions nationales qui l’ont saisie le soin d’en tirer les suites.

En pratique, les règlements litigieux devront être réformés par les fédérations dans le sens indiqué par le juge, comme cela est déjà arrivé antérieurement. Non seulement la tâche n’est pas insurmontable, mais elle peut contribuer à une meilleure gouvernance des fédérations, incluant plus de transparence, d’objectivité et d’équité.

La création de manifestations sportives concurrentes ou la mise en place d’une ligue européenne fermée de football sont possibles, et les fédérations concurrencées ne pourront s’y opposer qu’avec d’autres armes, plus conformes au droit et respectant les exigences de transparence, d’objectivité, de proportionnalité et de non discrimination. En dernière instance, la viabilité économique de ces épreuves alternatives dépendra du « consommateur final », qui validera ou non l’offre additionnelle qui lui sera faite.

 

La survie du « modèle sportif européen » est-elle menacée ?

On a pu évoquer un risque « d’éclatement du modèle sportif européen », dont il n’existe au demeurant aucune définition précise, si ce n’est qu’il se caractérise par une hiérarchie pyramidale du mouvement sportif, et un monopole de régulation et d’organisation exercé de fait par les fédérations sportives internationales. Ce monopole résultant de leur position dominante n’est pas fondamentalement remis en cause par le juge européen, mais plutôt son mode d’exercice. Ainsi les règles fédérales visant à interdire les manifestations concurrentes doivent désormais être conformes aux exigences du droit commun, c’est-à-dire être émises à l’avance, objectivées et suivre des procédures permettant d’en garantir la transparence, ainsi que le caractère non discriminatoire et proportionné . De plus, les restrictions imposées doivent répondre à des objectifs d’intérêt général, qui ne sont pas toujours clairement identifiés.

La création de ligues fermées alternatives ne signifie pas forcément la fin du modèle sportif européen. Certaines existent déjà, notamment l’Euroleague de basket. Face au reste du monde qui pratique déjà une forme de libéralisme sportif et qui la concurrence rudement[6], l’Europe ne peut s’ériger en forteresse sportive.

On peut considérer que les jugements rendus par la Cour sont équilibrés, car ils actent une nécessaire ouverture à une forme de concurrence, tout en réaffirmant l’état de droit qui est une constante de la construction européenne.

 

[1]CJUE, arrêt Super League, 21 déc. 2023, aff. C-333/21, points 144 à 146.

[2]Traité sur le fonctionnement de l’UE, art 101 et 102. A noter qu’une position dominante ne contrevient pas en soit au droit de l’UE.

[3]CJUE, arrêt ISU, 21 déc. 2023, aff. C-3124/21P.

[4]Principe fondamental inscrit à l’article 45 du TFUE. Cf. CJUE, arrêt Royal Antwerp Football club, 21 déc. 2023, aff. C-680/21.

[5]Au passage, la Cour considère que le recours forcé à l’arbitrage du TAS instauré par l’ISU aggrave l’infraction, en rendant plus difficile le contrôle juridictionnel quant à l’application du droit de l’UE.

[6] Comme le font la Chine, l’Inde ou les pays du Moyen Orient.

 


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