L’arrêt Bosman, coupable idéal
Découvrez un procès fictif imaginé par Albrecht SONNTAG, publié à l’occasion de l’anniversaire de l’arrêt Bosman.
Après une instruction menée exclusivement à charge, poussée par une presse remontée, l’arrêt Bosman a été condamné par l’opinion publique française avec une unanimité rare. Trente ans plus tard, le temps est venu de rectifier une injustice historique. Plaidoirie de la défense.
Mesdames et Messieurs les Jurés,
Si vous avez accepté de siéger dans ce jury et de vous confronter aux arguments de la défense, c’est que vous aimez le football, probablement beaucoup, peut-être même passionnément. Vous avez suivi son évolution au cours des dernières années, sans doute avec de l’appréhension, voire de l’inquiétude. Et vous avez appris, par vos lectures, par la voix d’experts, par vos discussions, à détester l’arrêt Bosman, cette décision prononcée par la Cour de Justice de l’Union européenne le 15 décembre 1995, identifié comme la source principale de ce malaise qui pèse sur le football du XXIème siècle.
Vous avez tort, mais personne ne saurait vous en vouloir. L’arrêt Bosman a été tellement vilipendé, maudit, vomi par les présidents de clubs, les dirigeants de fédérations, les médias sportifs. Mais ont-ils pour autant eu raison d’en faire leur coupable idéal ? L’arrêt Bosman mérite-t-il l’opprobre dont on le couvre depuis près de trente ans ?
C’est à ces questions que ma plaidoirie voudra apporter des éléments de réponse.
Une affaire simple
L’affaire C-415/93 portée devant la justice européenne était simple. Le plaignant, Jean-Marc Bosman, demandait que soit appliqué aux travailleurs du football le droit de libre circulation au sein de l’Union européenne . Il a gagné, et depuis, un joueur dont le contrat est arrivé à terme ne peut plus être tenu en otage par son club sous le prétexte d’une indemnité de transfert attendue. En même temps, la cour a statué que les quotas qui, à l’époque, limitaient le nombre de joueurs étrangers dans les effectifs, ne pouvaient être appliqués à des ressortissants de l’Union européenne.
En France, le premier point n’a que peu retenu l’attention, puisqu’on respectait déjà, depuis les années 60, le droit d’un joueur de changer de club sans indemnité à l’issue de son contrat. Quiconque a jamais signé un CDD dans sa vie s’y retrouvera facilement – il ne manquerait plus que les employeurs puissent retenir les salariés en fin de contrat contre leur gré !
C’est le deuxième point qui concentrait, avant même le jugement, et depuis trente ans maintenant, les critiques. Il mérite d’être regardé de plus près.
Rappelons que l’Union européenne de 1995 ne comptait que 15 membres, auxquelles il faut ajouter trois voisins associés au marché unique (Islande, Norvège et Liechtenstein). Avec les quatre « nations de football » bien connues du Royaume-Uni, l’arrêt Bosman ne concernait donc que 21 fédérations, soit 40% des membres de l’UEFA ou 10% des membres de la FIFA. A tous les autres, la Cour de Justice ne demandait rien.
Tout bien réfléchi, Mesdames et Messieurs les Jurés, c’est bien normal. La Cour de Justice européenne n’a vocation à se prononcer que sur l’application du droit européen sur le territoire de l’Union. L’arrêt Bosman ne porte donc que sur la libre circulation des citoyens européens qui exercent le métier de footballeur professionnel. En aucun cas, l’Union ne saurait dicter leur conduite aux États-membres en matière de restrictions d’accès à leur territoire pour des personnes originaires d’un pays non-membre, pour quelque métier que ce soit. A chacun de gérer son immigration et la délivrance (ou non) des visas et des autorisations de travail.
Des motivations opaques
En rétrospective, étant donné le périmètre très restreint de l’arrêt Bosman, l’empressement avec lequel l’UEFA et les fédérations nationales se sont engagées dans une libéralisation successive (et aujourd’hui presque totale) du marché des joueurs interroge. Elles n’y étaient pas obligées par la jurisprudence européenne.
Dès lors, pourquoi l’ont-ils fait ? Ont-elles été dépassées par les événements ? On a peine à le croire. Elles ont à leur tête des gens intelligents, parmi lesquels bon nombre de juristes. L’impression s’impose que cette libéralisation était en fait souhaitée par bon nombre d’acteurs dans les clubs et dans les instances de direction des ligues et qu’on se cachait en quelque sorte derrière une législation peu ou pas contraignante. Tout en entonnant la bonne vieille rengaine d’un « Bruxelles néolibéral » qui impose sa logique du marché à toute activité.
C’est pourtant faux, justement en matière de sport ! Un paragraphe de l’arrêt Bosman (le numéro 106) rappelle que « l’importance sociale considérable du sport » mérité qu’on prenne en compte des objectifs légitimes d’ordre sportif, justifiant certaines exemptions. Cette ligne, l’Union européenne la suit depuis, décidant au cas par cas, de manière non-dogmatique. Elle a approuvé des mesures restrictives comme la règle des « joueurs formés localement » instauré par l’UEFA. Elle a toléré les deux « fenêtres des transferts » annuels du mercato programmées par la FIFA. En 2021, lors du psychodrame de la « Super League » avorté, l’Union européenne s’est rangée du côté de la défense du « modèle sportif européen » traditionnel. Et si, en Allemagne, les contempteurs de la règle 50+1 n’ont jamais mis à exécution leur éternelle menace de la faire tomber à l’aide de l’Europe, c’est qu’ils savent qu’ils n’auront pas gain de cause.
A aucun moment, la justice européenne n’a mis en cause des quotas visant les joueurs extra-communautaires. La preuve : même la LFP, qui est pourtant allée particulièrement loin dans une libéralisation non-imposée, a pu préserver des quotas pour quelques pays (notamment sud-américains).
Bien sûr, une fois un contrat de travail signé avec un ressortissant « extra-communautaire », la loi européenne exige le respect de la non-discrimination pour cause de nationalité. C’est là que les quotas deviennent problématiques, comme l’a montré l’arrêt Malaja, du nom de la basketteuse privée de temps de jeu pour être « l’étrangère de trop » selon les quotas alors en vigueur. Pourtant, personne n’avait été contraint par quelque loi que ce soit de lui faire signer un contrat dans un premier temps. .
Peut-être avez-vous aussi entendu parler des « Accords de Cotonou », signés par l’Union européenne avec un groupe de pays en voie de développement. Des accords soi-disant susceptibles d’imposer l’accès au football européen d’un grand nombre de joueurs d’origine sub-saharienne ou caribéenne. En vérité, ces accords ne donnent aucun droit d’entrée ni aucune liberté de mouvement sur le territoire européen. Elles ne font que garantir une non-discrimination à des salariés originaires de ce pays, légalement embauchés par des entreprises qui ont fait la démarche de solliciter (et qui ont obtenu) une autorisation de travail.
La France, un cas particulier
Mesdames et Messieurs les Jurés, il est indéniable que la France occupe une place à part quand il s’agit d’apprécier les conséquences de l’arrêt Bosman. Il y a, d’une part, le très grand nombre de joueurs possédant une double-nationalité, en raison des liens particuliers que notre pays entretient avec l’Afrique. C’est un fait qui fausse les statistiques. Et il y a, d’autre part, l’un des meilleurs systèmes de formation du monde qui produit des talents peu attirés, pour tout une série de raisons structurelles, par le marché français. Par conséquent, il est vrai que l’arrêt Bosman, portant sur des États-membres européens comme le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne, a effectivement accéléré l’exode des meilleurs joueurs français vers d’autres horizons.
Pour les amateurs du football français, c’est regrettable. De là à imputer au seul arrêt Bosman un manque de compétitivité dans les coupes européennes ou un nombre trop élevé de joueurs non-européens dans le championnat français, c’est de lui attribuer une importance démesurée. C’est aussi grossier que de prétendre que les grands succès inédits des Bleus depuis 1998 seraient avant tout dus au fait que l’arrêt Bosman ait permis aux meilleurs de s’aguerrir dans les plus grands clubs d’Europe.
La vérité, Mesdames et Messieurs les Jurés, est que d’autres facteurs ont bien plus d’impact sur la distorsion toujours plus criante de la concurrence dans le football européen. La démesure de la puissance financière de la Premier League anglaise, par exemple, ou la distribution inéquitable des revenus de la Ligue des Champions, machine à cash qui, chaque année depuis 30 ans, creuse encore plus l’écart entre une poignée de clubs riches et les autres, bien moins dotés.
La vérité est aussi que le football français est à sa juste place. Ce n’est pas la faute de l’arrêt Bosman si dans notre pays, le football suscite une passion certes réelle, mais moindre que chez certains de nos voisins. On peut appeler cela un « désavantage sociologique » qui a des raisons historiques. Il ne relève pas de la législation européenne.
A quoi sert la loi ?
Je conclus, Mesdames et Messieurs les Jurés, par une simple question : à quoi sert la loi en démocratie ? J’ai la profonde conviction qu’avant toute chose, la loi sert à protéger l’individu du bon vouloir arbitraire de personnes ou d’institutions qui ont un pouvoir sur lui. L’arrêt Bosman s’inscrit dans cette protection. Il a rendu un droit et une liberté à un individu qui en était injustement privé. De cet acte de justice découlent des conséquences gênantes pour des institutions ou des secteurs d’activité économique, ? Eh bien, qu’il en soit ainsi ! De telles conséquences sont les fruits de dysfonctionnements préexistants qui appellent des réformes appropriées. Ce n’est pas la décision de la Cour de justice qui est condamnable, mais les circonstances qui l’ont rendue nécessaire.
Par conséquent, je vous demande la révision du procès fait à l’arrêt Bosman, coupable idéal trop vite condamné et bouc-émissaire expiatoire pour les défaillances collectives de la gouvernance du football, en France comme ailleurs.
Cet article a été initialement publié dans La revue de l’After, no. 10, automne 2023.