« Refaire société »[1] dans et par le sport
La crise sanitaire aura de multiples impacts sur le sport. Chez Sport et Citoyenneté, nous pensons qu’elle peut être salutaire, si elle permet d’accélérer un certain nombre d’évolutions. Par le biais de tribunes d’experts, nous souhaitons recommander, aux pouvoirs publics, des mesures opérationnelles destinées à lancer le sport de l’après-crise. Nous en avions déjà recensé un certain nombre dans ce livret de propositions pour la loi Sport et Société il y a quelques mois. Aujourd’hui, alors que la politique européenne du sport ne cesse de se développer, nous renforçons cet engagement en Europe et localement.
Anne Tatu, Chargée de mission « Politique Sportive » de l’Université de Franche-Comté, Professeure Agrégée d’EPS- Docteure en Sociologie. Membre du Comité Scientifique du Think tank Sport et Citoyenneté
Benjamin Coignet, Sociologue du sport, Responsable de la LPro ISMS, Université de Franche-Comté
Le confinement représente une expérience soudaine et durable de restriction du collectif et un risque accru de repli sur soi et de délitement du lien social. Mais, si depuis quelques semaines, nous sommes contraints de stopper déplacements et contacts physiques, nos échanges sociaux (professionnels, amicaux, familiaux) n’ont pas cessé. Ils se sont adaptés. Ainsi, nous réapprenons à vivre les uns avec les autres, dans un espace resserré au privé, dans un temps allongé et ralenti. Le confinement nous apprend donc simultanément la fragilité du lien et sa dimension vitale. Il invite à réinventer notre rapport à autrui et à notre environnement.
Dans ce tableau, que devient le sport ? S’il n’y a jamais eu autant de messages institutionnels en faveur d’une activité physique, source de santé et de bien-être, l’ensemble des pratiques sportives, génératrices de vivre-ensemble, semblent, elles, en pause. Le sport spectacle, générateur d’émotions, d’identification collective et de convivialité, est rentré au vestiaire. Les salles de sport, créatrices de rencontres, sont closes. Les associations sportives, lieux de vie, d’échanges et d’engagements, lieux structurants pour les territoires, ont cessé leurs activités. La pratique libre partagée, fédératrice d’énergie et de solidarité, est interdite. Dès lors, on pourrait croire le sport et les liens sociaux qu’il génère, devenus secondaires et inopérants dans ce contexte d’urgence sanitaire.
Au contraire, le confinement semble lui offrir l’opportunité de se renouveler dans sa participation au maillage et à la cohésion sociale et dans son accessibilité.
D’abord, par le numérique et les réseaux sociaux sur lesquels fleurissent des initiatives innovantes. On y trouve, en vrac, l’engagement du monde sportif et de clubs professionnels au profit de causes sociétales (les sportifs de haut niveau et le défi #TousEnBlanc en soutien aux soignants, chercheurs et personnes vulnérables ; le Stade Toulousain en faveur de la lutte contre les violences faites aux femmes ; soutien de clubs pros de rugby à l’action « un drop dans les champs » de l’association Ovale Citoyen) ; des séances de sport de tous genres et de tous niveaux délivrées gratuitement par des professionnels, en live pour ritualiser des temps, rythmer les journées, favoriser des échanges pendant les séances entre participants qui se retrouvent et se lient ; la mise en réseau de professionnels aux compétences variées afin de créer cette nouvelle offre numérique ; des communautés sportives qui se défient pour inonder la toile de positivité et de solidarité (posts de photos du meilleur souvenir ; course solidaire #lescoureursontducoeur).
Ensuite, sur le terrain, pour lutter contre l’isolement et la précarisation. Là, l’intervention d’un coach sportif sur le toit d’un immeuble pour faire bouger « les grands ensembles » aux balcons et aux fenêtres ; ici, un groupe de sportifs solidaires qui mettent leurs jambes au profit des plus démunis pour livrer des produits de première nécessité (exemple des coursiers solidaires) ; ailleurs, la mise à disposition de matériel sportif personnel pour faciliter les déplacements des travailleurs (Mon vélo solidaire) ou d’infrastructures sportives publiques et privées pour accueillir les plus vulnérables (des SDF à l’INSEP ; des femmes et enfants victimes de violences familiales au centre de formation de l’OM) ; partout des associations sportives qui réorientent leur objet social afin d’engager ces nouvelles solidarités et répondre à l’urgence.
Repenser l’utilité sociale, territoriale et économique du sport
La période est donc au renouvellement du lien social dans et par le sport. L’émergence de nouvelles modalités de pratique, comme la mise à disposition de compétences ou matériels sportifs au bénéfice de la collectivité et des nécessiteux traduisent la décentration de soi et de la finalité exclusivement sportive au quotidien, au profit d’autrui. Cette redécouverte de l’autre est facilitée par le partage d’une même situation de confinement et de risque, par la vacuité d’un certain quotidien, par le ralentissement opéré et le temps libéré. On se sent, dès lors, concerné (à la différence de la crise des gilets jaunes), car tous impactés. Ce glissement de l’individualisme vers un humanisme contextuel génère ainsi de l’innovation au profit du dépassement des fractures sociales, territoriales, culturelles et cultuelles.
Ainsi, la crise sanitaire en donnant une visibilité inédite aux situations de vie inégalitaires, à la précarité et à la vulnérabilité, génère des réponses solidaires innovantes dans de nombreux champs sociaux, dont le sport. Si nous ne devons pas nous laisser leurrer par ce foisonnement contextuel de micro-initiatives citoyennes, il représente, pour autant, une opportunité et une gageure.
D’abord, l’opportunité d’une rupture salvatrice pour l’ensemble des acteurs du monde sportif, pour, d’un côté, réinventer le rapport à l’Autre dans une vision plus collective et partagée des bienfaits d’une pratique physique pour tous ; et, de l’autre, repenser l’utilité sociale, territoriale et économique des spectacles sportifs et du sport professionnel.
Ensuite, la gageure pour notre société de ne pas être amnésique et de capitaliser sur ces bonnes pratiques pour participer à la construction d’un nouveau vivre-ensemble et enfin « refaire société ».
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[1] « Refaire société », La République des idées, Collectif, Editions Seuil, Novembre 2011