La recherche du profit à moindre risque a amené le milieu criminel vers le sport. Elle l’en éloignera.
25 octobre 2013
Chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)
Responsable du programme européen « What national networks to fight against match-fixing?»
Qu’est-ce qui a conduit un institut de recherches comme l’IRIS à s’intéresser au sport et aux questions liées aux matches truqués ?
PV : En tant qu’institut spécialisé dans l’analyse de l’évolution des relations internationales, nous ne pouvions faire l’impasse sur le sport, dont l’importance et les caractères géopolitiques ont considérablement grandi ces dernières années. Les évolutions politiques et les effets de la mondialisation imprègnent le sport et en font un objet d’étude à part entière. Que ce soit pour analyser l’impact des grands événements sportifs, les stratégies de diplomaties sportives, les questions liées à la gouvernance internationale du sport et son intégrité, le besoin d’information se fait ressentir au sein des autorités publiques ou privées.
En ce qui concerne l’intégrité, le livre blanc sur la corruption sportive que nous avons rédigé l’année dernière nous a permis de recueillir de nombreuses informations sur le sujet, compétence que nous mettons aujourd’hui à contribution au niveau européen.
Depuis janvier, vous conduisez un programme européen visant à éduquer et responsabiliser les gouvernements et les autorités sportives nationales à la menace des matches truqués. Quels sont les objectifs de ce programme et les différentes actions prévues ?
PV : Notre programme européen s’inscrit dans le cadre des actions préparatoires financées par la Commission européenne, qui cherche à soutenir des projets visant à protéger l’intégrité des compétitions sportives en Europe. Notre programme vise à l’organisation de séminaires nationaux dans une vingtaine de pays de l’Union européenne. Il s’agit de rassembler pour une journée les acteurs concernés par la manipulation des rencontres (sport, autorités publiques, paris sportifs) et de les sensibiliser aux risques liés aux paris sportifs et aux approches criminelles. Il s’agit également d’identifier dans chaque pays les bonnes pratiques et mesures déjà mises en place, pour réfléchir ensuite à leur application dans d’autres contextes nationaux. Nous proposons ainsi certaines recommandations dans chaque pays. Enfin, l’objectif général de nos séminaires est de créer une plate-forme de discussion entre les parties prenantes, afin d’enclencher des dynamismes de coopération.
Quels premiers enseignements tirez-vous des séminaires déjà organisés en Europe ? Quelles seront les prochaines étapes pour les mois à venir ?
PV : Nous avons déjà organisé plusieurs séminaires (Suède, Danemark, Hongrie, Slovénie, Croatie) et globalement les autorités sont demandeuses d’information concernant le phénomène des matchs truqués. Comme il est très difficile de prouver un acte de corruption sportive, les procédures judiciaires aboutissent rarement et beaucoup d’acteurs n’ont pas conscience de l’ampleur des risques et de la vulnérabilité du monde du sport face à ces pratiques criminelles. Aussi, les exemples de politiques mises en place dans certains pays prouvent que malgré le caractère transnational de la menace des matchs truqués, ni les autorités étatiques, ni le milieu sportif, ne peuvent affirmer que la lutte contre la corruption n’est pas dans leurs capacités.
Les prochains séminaires auront lieu en Europe centrale et orientale (Autriche, Slovaquie, République Tchèque, Pologne), puis en début 2014 nous nous concentrerons sur certains pays d’Europe occidentale (Belgique, France, Italie, Pays-Bas notamment), où l’approche de la question est différente.
Constatez-vous une disparité dans l’appréhension du phénomène selon les régions visitées ?
PV : Oui, très justement, une des grandes leçons de notre programme est de constater la grande diversité des contextes nationaux et, en réponse, l’hétérogénéité des réactions contre la corruption sportive. L’enjeu de nos séminaires est de s’adapter à chaque contexte, qui est unique : le pays a-t-il connu de nombreuses affaires de corruption sportive ? Le crime organisé est-il développé dans ce pays ? Le pays a-t-il une législation restrictive ou souple vis-à-vis des paris sportifs ? Le mouvement sportif est-il complètement autonome par rapport au secteur public ? Dispose-t-il de moyens financiers suffisants pour mettre en place les mesures nécessaires ? Les autorités policières disposent-elles d’un cadre pénal adapté à la lutte contre les matchs truqués ? Autant de variables qu’il faut prendre en compte.
Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne travaillent de concert à la rédaction d’une convention internationale contre le trucage de matches. Que pensez-vous de cette initiative et quelles sont les connexions avec le projet mené par l’IRIS ?
PV : Effectivement cette initiative doit être mise en avant car si les Parties signent cette Convention l’année prochaine, il s’agirait du premier instrument juridique international contre la manipulation des rencontres. L’effort pionner du Conseil de l’Europe doit d’autant plus être salué qu’il est ouvert à des États non-membres, plusieurs pays extérieurs ayant déjà exprimé leur souhait de rejoindre la Convention.
C’est pourquoi dans chacun de nos séminaires nous présentons les grandes lignes de cette Convention et en défendons les mérites. Dans certains pays moins favorables nous invitons un représentant du secrétariat de l’EPAS (l’Accord partiel élargi sur le sport, qui organise les négociations) à venir s’exprimer devant les autorités publiques et sportives.
Les organisations internationales (Interpol, Transparency International) et européennes (Europol) de lutte contre la criminalité organisée s’intéressent de plus en plus au monde du sport. Cette prise de conscience n’intervient-elle pas trop tard malgré tout ? Etes-vous confiant quant à la protection de l’intégrité du sport ?
PV : Il faut saluer le travail de ces institutions qui sont en ligne de front de la lutte contre les réseaux criminels qui infiltrent le monde du sport. L’enjeu est important. Opportuniste et rationnel, le milieu criminel a su profiter de l’accélération de la mondialisation et d’Internet pour s’engouffrer dans une brèche béante ouverte d’une part par les considérables possibilités d’enrichissement via le marché des paris sportifs, et d’autre part par la grande vulnérabilité du milieu sportif. Toutefois, je suis confiant dans l’idée qu’une fois que nous aurons mis en place les mesures nécessaires pour protéger le sport et encadrer le marché des paris sportifs, le milieu criminel s’éloignera du sport car celui-ci ne sera plus ouvert aux manipulations, et la corruption ne sera plus rentable. Il se dirigera vers d’autres activités plus lucratives. Cette recherche du profit à moindre risque l’a amené vers le sport, et l’en éloignera.
Que ce soit pour sauvegarder les valeurs sociales et éducatives véhiculées par le sport, protéger l’activité économique, ou pour tout simplement préserver l’ordre public dans nos sociétés, l’ensemble des autorités a un intérêt dans la lutte contre le trucage des matchs. C’est pourquoi la mobilisation en Europe est générale et porte ses premiers fruits.
Sport et Citoyenneté est partenaire du projet piloté par l’IRIS et publiera une revue spéciale sur la corruption dans le sport au mois de juin prochain. Quelle est la plus-value d’une telle publication à vos yeux ?
PV : Cette plus-value est essentielle. Il n’existe pas d’autre Think-tank à dimension européenne intégralement dédié à la question du sport et de son impact sociétal. Le numéro de juin 2012 sur la corruption avait déjà connu une importante résonance, car la revue est très largement distribuée au niveau européen. Le numéro de juin 2014 pourra être l’occasion de faire le point sur les nombreux programmes menés ces dernières années en faveur de l’intégrité sportive et de mettre en interactions différentes visions des réformes à entreprendre dans le monde du sport. À ce titre, il est à mes yeux important d’insérer la question de l’intégrité dans un débat plus vaste mais tout aussi crucial pour l’avenir du sport, celui de sa bonne gouvernance. Car elle fait interagir et cible les décideurs sportifs et institutionnels européens, la revue scientifique de Sport et Citoyenneté est le vecteur adéquat pour orchestrer ce débat.