Nommer les discriminations dans le sport,
pour mieux les combattre
Le sport est souvent vu comme une « sphère à part ». Il est tantôt glorifié, tantôt dénigré, mais peu appréhendé dans ses failles et sa complexité. Face à la crise démocratique, donner à voir et dénoncer les inégalités et les discriminations sont incontournables pour recréer un récit commun, une ambition collective pour et par le sport, qui n’exclue personne.
Le sport, amateur et professionnel, n’est pas un domaine « protégé ». Sauf à faire le choix de la facilité, du déni ou de la dénégation, sauf à céder à la vox populi, à ne pas le prendre au sérieux, et donc à laisser libre champ aux partisans d’un maintien des inégalités et des archaïsmes, il faut avoir le courage de dire qu’on ne peut plus, aujourd’hui, défendre une neutralité du sport par rapport aux défis sociétaux et aux agendas politiques. Le sport est porteur de potentialités immenses pour la collectivité. Encore faut-il qu’il le soit pour toutes et pour tous, quels que soient le milieu social, le sexe, l’origine, le territoire de vie et la condition physique.
Il importe en premier lieu de continuer à dénoncer des inégalités et des discriminations, volontaires ou involontaires, conscientes ou inconscientes, institutionnelles, collectives ou individuelles, de quelque sorte que ce soit, que l’on y rencontre. Cela suppose de commencer par les nommer, par décrypter les discours de domination qui stigmatisent et figent les individus dans des rôles prétendument immuables – que l’on parle des (futur.e.s) championnes ou champions, de sportives et sportifs amateur.e.s ou des dirigeantes et dirigeants.
Ainsi, le sport est traversé par les mêmes problématiques que les autres sphères sociales. Un faux universalisme des discours s’est longtemps traduit par une infériorisation des minorités et des femmes, qui sont encore aujourd’hui victimes d’inégalités persistantes, dans les représentations mentales relatives à la pratique sportive, la médiatisation (qualitativement ou quantitativement) et l’accès aux responsabilités. Coubertin entendait, par le sport, discipliner les « indigènes » et estimait que le rôle de la femme était de couronner les vainqueurs. Ce racisme et ce sexisme, simples opinions à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, y compris dans les régimes démocratiques, prennent d’autres formes aujourd’hui, mais n’ont pas disparu.
En août 2016, le refus de Colin Kaepernick, quarterback de l’équipe de football de San Francisco, de se lever pour chanter l’hymne américain, afin de dénoncer les violences de la police étasunienne contre les Africains-Américains, prolonge le poing levé de Smith et Carlos en 1968. Et lorsque Donald Trump, le président des Etats-Unis, qualifie, publiquement, Colin Kaepernick de « fils de pute » (« son of a bitch »), alors qu’il ne condamne pas, par ailleurs, la violence raciste des suprémacistes blancs de Charlottesville, nous sommes dans le monde réel de 2017.
« La race n’existe pas, mais le racisme existe. » Cette phrase célèbre de la sociologue Colette Guillaumin nous rappelle la réalité des assignations identitaires. Décrypter des discours condescendants fondés sur des préjugés racistes (ou sexistes) est donc un premier pas vers l’égalité. Il faut avoir ce courage pour contrer l’immobilisme et les habitudes. On ne peut plus se cacher derrière les « valeurs du sport » ; ce dernier doit être exemplaire.
La longue histoire des préjugés négatifs sur les minorités
Pour Ben Carrington, professeur à l’université de Southern California et auteur du livre Race, Sport et politique, paru en 2010, explique qu’« au début du 20e siècle, les Blancs étaient considérés comme supérieurs aux Noirs intellectuellement, esthétiquement et même physiquement. Dans les années 1930, cette logique a commencé à bouger car les Noirs ont été vus comme potentiellement supérieurs sur le plan physique dans le domaine du sport. »
En effet, comme le rappelle l’historien Pascal Blanchard dans Le Monde, depuis les Jeux Olympiques de Berlin de 1936, « Voyant que 25 % des médailles gagnées par les États-Unis l’avaient été par des Afro-Américains, les autorités sportives françaises de l’époque et ‘L’Auto’ (ancêtre de ‘L’Équipe’) se sont dit qu’il serait stupide de ne pas faire la même chose. Une mission en Afrique occidentale française a été organisée, des milliers de gamins ont été réunis torse nu dans des stades. Cela n’a rien rapporté sur le coup, mais cela a semé une idée. Des clubs pro ont vite compris l’intérêt de regarder en direction de ce potentiel composé de joueurs coûtant peu cher. Une dynamique s’est installée. Dont l’équipe de France a ensuite profité. » L’Afrique noire et le Maghreb seront les premières zones de détection, puis viendront les Antilles. Et pour Pascal Blanchard, la présence de joueurs noirs dans le foot français résulte donc d’une « tradition ».
Dans les pays occidentaux, le sport et la plupart des industries du spectacle accueillent plus volontiers que d’autres sphères professionnelles ou de loisir les minorités ethniques. Le livre de l’historien Gérard Noiriel sur le clown Chocolat et le film qui en a été tiré ont fait grand bruit. D’une part, ces minorités sont socialement davantage tolérées, dans les représentations collectives, lorsqu’il s’agit de divertir le public. D’autre part, la promotion sociale par le sport est davantage valorisée dans les classes populaires — hormis quelques exceptions de sports encore socialement distinctifs — que dans les classes supérieures. Les rapports publics, les travaux de recherche et la littérature romanesque sont nombreux qui le démontrent ou qui en témoignent.
À titre d’exemple, le CSA rappelle régulièrement qu’à la télévision, les personnes et personnages perçus comme non-blancs sont bien présents dans le sport et le divertissement, « mais bien plus faiblement dans les journaux télévisés, dans les fictions et surtout dans les publicités », comme le notait le sociologue spécialiste de la diversité, Eric Macé, cité par la journaliste Aude Lorriaux dans un article récent.
Comme le note l’écrivaine, Léonora Miano, prix Fémina en 2013 et auteure, entre d’autres, du roman Marianne et le Garçon noir, paru en 2017, « Le corps masculin noir n’est apprivoisé que s’il est divertissant, drôle ou sur un terrain de sport. C’est seulement là qu’on considère sa potentielle violence neutralisée. Hors de ces places qui lui sont réservées, il faut le soumettre. Il existe bien sûr des Noirs qui font de beaux parcours professionnels, mais ce ne sont pas ces figures qui sont promues ». « Il est inconcevable que les Noirs de ce pays ne brillent que dans le domaine sportif, à croire que l’on ne veut que nos muscles », se désolait également, en 2000, le réalisateur Luc Saint-Eloy.
Désolant, en effet. Mais les préjugés ont la vie dure. Jean-Marie Le Pen aimait à dire que « les Noirs courent plus vite que les Blancs » – ce qui lui permettait de justifier, disait-il, sa théorie de l’inégalité des « races ». Les Noirs sont-ils aussi « naturellement » drôles et distrayants ? Évidemment non.
Dans les imaginaires dominants, le Noir reste avant tout un corps. Il est donc vu comme plus incontrôlable, plus « sauvage » que le Blanc. C’est cela aussi, la source de l’insulte de Trump. C’est cela aussi qui fonde l’argument néocolonial classique d’une « complémentarité heureuse » entre les sportifs blancs (censés être tacticiens, intelligents) et les autres (perçus comme avant tout musclés, instinctifs), laquelle essentialise et donc infériorise les individus et les fige dans des rôles sociaux du fait de leur naissance.
Tout le monde ne pense pas cela dans le sport, ni dans la société en général, bien sûr. Mais cete croyance persiste, comme on le voit dans des débats récurrents. C’est un racisme structurel, parfois institutionnel, souvent inconscient. Cela reste inacceptable et ne pas le dire, au prétexte que cette réalité dérange les habitudes, les certitudes et les privilèges établis, serait une faute morale.
Le succès sportif n’efface pas les représentations « racialisées »
Dès lors, être toléré sans le sport ne signifie pas avoir toute sa légitimité. Les stéréotypes demeurent en effet sur le comportement et la maîtrise, par la jeunesse des quartiers populaires, surtout masculine, des codes sociaux « civilisés ». Comme l’a montré le sociologue Stéphane Beaud dans son ouvrage Traîtres à la nation, la grève des joueurs de l’équipe de France masculine de football à Knysna, lors de la Coupe du monde de 2010, a très vite réactivé les commentaires sur la « crise des banlieues », la « crise de l’intégration » et a fait de cet épisode un énième chapitre de ce que d’aucuns nommeront plus tard l’« insécurité culturelle » de « l’identité française ». Les mêmes disaient en 1998 qu’il y a « trop de Noirs en équipe de France ».
Depuis les années 1950, le sport, surtout le football, français a beaucoup recruté chez les enfants d’immigrés, notamment italiens et polonais, puis issus des anciennes colonies, auxquelles il faut ajouter les départements et territoires d’outre-mer. Ces jeunes sont alors décrits comme pouvant trouver dans le sport un moyen de réussir et comme des modèles pour leurs pairs. Cependant, ils restent vus comme rebelles et indomptables. Et ce, même s’ils remportent des compétitions. Après tout, se disent certains, ces joueurs, ces athlètes, adulés du publics, méritent-ils leur succès et leur argent ?
« Le sport joue un rôle très important dans la production et la reproduction des idées sur la ‘race’ et la différence ‘raciale’ » (Ben Carrington, professeur à l’université de Southern California).
Ce sont toujours eux que l’on observe à la loupe pour voir s’ils chantent « La Marseillaise » avant les matchs. On moque leur façon de s’exprimer, d’écrire sur les réseaux sociaux, alors même qu’ils touchent – pour certains – des salaires très élevés. L’exigence de perfection qui leur est posée est sans fin. Ces injonctions contradictoires (s’intégrer mais sans pouvoir sortir d’une identité assignée), largement décrites par les chercheurs spécialistes des banlieues, ne sont donc pas absentes du sport.
Le sociologue étasunien Joe Feagin parle d’un « white colonial frame » (prisme colonial blanc) et, comme le rappelle Ben Carrington, « il n’existe objectivement pas de ‘races’, seulement des manières de voir la ‘race’, et le sport joue un rôle très important dans la production et la reproduction des idées sur la ‘race’ et la différence ‘raciale’. »
À partir d’icones sportives comme les boxeurs Jack Johnson, Muhammad Ali et Mike Tyson, il explique que l’idée d’une suprématie intellectuelle des Blancs et que les Noirs sont « dégénérés » (« degeneracy ») demeure très présente dans la culture sportive aujourd’hui. Cela vient de « l’idée d’une coupure entre le physique et l’intellect. Tout comme nous admirons le physique spectaculaire d’un animal, ce n’est pas pour autant que nous pensons que les animaux possèdent nos capacités cognitives. »
Il ajoute : « les commentateurs et journalistes blancs avaient l’habitude d’être très explicites dans leur comparaison des athlètes noirs à des singes (…). Aujourd’hui, ils sont plus prudents et, à la place, tendent à sur-insister sur les attributs physiques des joueurs noirs (…) et inversement tendent à mettre en valeur l’intelligence et l’habilité à comprendre le jeu des athlètes blancs, qui supposément n’ont pas l’avantage biologique des Noirs mais peuvent le compenser par des capacités supérieures de conception du jeu. (…) Ces idées sont vraiment systémiques et s’infusent, depuis les sports professionnels, jusqu’aux universités et dans les lycées. » Elles sont donc, encore, transmises à la jeunesse.
En France, le chercheur Sébastien Chavigner a travaillé sur les joueurs noirs dans le football, à partir d’une enquête de terrain dans les centres de formation. Selon lui, les « croyances racialistes » imprègnent le football français, des encadrants techniques aux joueurs. Le travail du thésard Nicolas Damont ne dit pas autre chose. Selon Chavigner, les joueurs intègrent ces stéréotypes dès le plus jeune âge « par souci de maximiser leurs chances de se faire repérer, puis de percer dans un contexte d’hyper-concurrence et de stratégies individuelles qui prennent souvent le pas sur le collectif. »
Or, ces stéréotypes ne sont certainement pas spécifiques au monde du football : dans un sondage réalisé en 2010 pour la Fondation Thuram, à la question « Selon vous, quelles sont les qualités spécifiques des personnes de couleur noire ? », 22 % des Français répondaient « les qualités physiques et athlétiques. »
Faire du sport un levier d’émancipation pour tous et toutes
Par ailleurs, la gouvernance du sport n’est pas représentative de la société française : majoritairement blanche et masculine, elle n’a globalement pas appliqué le non-cumul des mandats, qui deviendra peut-être bientôt une règle comme en politique, et elle s’ouvre peu sur la société. Il ne s’agit pas de racisme assumé, mais de la persistance d’un entre soi et de stratégies de cooptation qui excluent de fait de nouvelles catégories de personnes – et occasionne un gâchis de talents.
Secteur d’activité mal connu, mal gouverné, sous-utilisé, le sport incarne trop peu les vertus derrière lesquelles il s’abrite. Or sa puissance médiatique et l’attrait qu’il exerce, en particulier sur les jeunes, doivent permettre non seulement d’accentuer son rôle dans la diplomatie, mais aussi dans l’ensemble des politiques publiques nationales.
Le combat contre ces préjugés est non seulement un impératif pour offrir à tous et à toutes le même droit de pratiquer, mais il donne aussi une opportunité plus globale à la société. C’est ainsi que l’affirmation des principes de tolérance du sport, en son sein et à l’extérieur, s’est renforcée ces dernières années dans les pays occidentaux.
La lutte contre l’homophobie a ainsi été beaucoup investie par le sport. Les Gay Games, nés au début des années 1980 à San Francisco dans le cadre de la lutte contre le sida, ont lieu tous les quatre ans et la prochaine édition se tiendra à Paris en 2018. Aux États-Unis, ces dernières années, la mobilisation de sportives et de sportifs a permis de contester et de faire reculer, grâce à une audience nationale et même internationale, plusieurs décisions politiques homophobes dans des États fédérés. On peut s’en inspirer pour d’autres discriminations.
S’il est évident que le sport ne mettra pas seul un terme aux inégalittés dans la société, il doit y prendre sa part. Pour ce faire, il doit lui-même être exemplaire. L’audience d’un tel engagement peut en effet être immense parce que la dimension universelle du sport lui permet de s’adresser à tout le monde et de promouvoir un sentiment d’appartenance.
Visibiliser les dispositifs vertueux en faveur de l’égalité
Le sport témoigne en effet des atouts d’une société multiculturelle. C’est d’autant plus vrai dans le contexte actuel marqué par les tentations identitaires et par un accroissement du rejet des migrants et des réfugiés. Il peut être un instrument particulièrement efficace pour promouvoir la tolérance et l’entraide, mais aussi pour donner du sens. Les initiatives sont nombreuses, à l’image de la création d’une équipe regroupant des sportifs réfugiés aux J.O.P. de Rio.
Le sport témoigne des atouts d’une société multiculturelle. C’est d’autant plus vrai dans le contexte actuel marqué par les tentations identitaires et par un accroissement du rejet des migrants et des réfugiés.
La lutte contre les discriminations « raciales » dans le sport est sur l’agenda des responsables européens. En 2016, la FIFA a créé le FIFA Diversity Award et organisé la quinzième édition des FIFA Anti-Discrimination Days. L’UEFA s’efforce elle aussi de promouvoir la diversité dans le football, avec le réseau Football Against Racism in Europe (FARE). FARE identifie les matchs à risque et offre ses conseils à la fois à l’UEFA et à ses organisations partenaires, en montrant de bonnes pratiques et en mettant en avant des messages éducatifs dans la période précédant le match. Le programme permet aussi de mettre en place des sanctions contre les joueuses et joueurs et des individus dans le public proférant des insultes racistes.
L’UEFA promeut par ailleurs sa campagne « Non au racisme » sur le terrain de la Ligue des champions, de la Ligue Europa et des matchs de qualification pour l’UEFA Euro. Un autre dispositif, « Capitaines du changement », vise à favoriser la diversité au sein du management du football européen.
En France, l’organisation et le fonctionnement du sport offrent un maillage territorial qui est à même d’aider les pouvoirs publics à agir au plus près des citoyens pour promovoir l’égalité de tous et de toutes. Il faut pour cela qu’il fasse l’objet d’une stratégie fondée sur la coopération des actrices et des acteurs, que l’on pense aux dirigeant.e.s politiques ou sportifs, mais aussi aux responsables de clubs locaux.
La France « black, blanc, beur » de 1998 était un symbole positif qui n’a, on l’a oublié, pas pu à tout le monde – ainsi Alain Finkielkraut parlait-il encore en 2005 d’une équipe « black black black, qui fait la risée de l’Europe ». Or le multiculturalisme est une réalité sociale et démographique.
Paris 2024 a construit son storytelling sur les atouts, pour la France, de la jeunesse plurielle et il faut se réjouir de ce discours d’optimisme, de respect, et donc de confiance et de richesse sociétale mais aussi économique. Le mettre en oeuvre, désormais, implique une véritable volonté politique, au risque, si on ne le fait pas, de voir triompher, une nouvelle fois, la vox populi.
© Photo : Flickr (Paul Klee, « Vorhaben »)