» La justice sportive est nécessaire, tout comme le contrepoids de la CEDH «
Jean-Paul Costa – 10 octobre 2016
Ancien Conseiller d’État, ancien juge et président de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) Jean-Paul Costa est l’actuel Président de l’Institut international des droits de l’homme – Fondation René Cassin (IIDH). Depuis deux ans, il siège aussi comme arbitre au Tribunal Arbitral du Sport, faisant ainsi la synthèse entre les deux sujets de ce dossier spécial
Propos recueillis par Julian JAPPERT et Maëlys LOROSCIO
Photo : © Claude Truong-Ngoc
J-PC : L’absence de référence au sport dans la Convention s’explique du point de vue historique. La Convention est ancienne (elle a été signée en 1950) et elle est inspirée de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, mais uniquement sur la partie « droits civils et politiques ». Les droits sociaux, économiques et culturels, et à mon avis le droit au sport et le droit du sport font partie de ces droits-là, sont absents de la Convention. Il existe d’ailleurs des textes nationaux ou internationaux plus récents qui reconnaissent le sport comme faisant partie intégrante des droits de l’homme.
L’accès aux activités physiques ou sportives n’apparaît pas expressément dans la Convention européenne des droits de l’homme. Plusieurs pays le reconnaissent néanmoins comme un droit et estiment qu’ils ont le devoir de garantir un accès au sport pour tous. Quel est votre regard sur ce sujet ?
Inversement, nul ne peut nier la dimension politique qui existe lorsqu’on lutte, par exemple, contre le racisme et les discriminations sur les terrains de sport. C’est pourquoi la CEDH continue à introduire les droits de l’homme dans le secteur sportif. Elle étudie notamment cette branche sous l’angle des répercussions politiques qu’elle peut avoir et des préjudices qu’elle peut créer.
« L’équilibre entre deux libertés fondamentales est difficile à trouver »
La CEDH a eu à juger plusieurs cas en lien avec le sport. Avez-vous eu l’occasion d’intervenir à ce niveau lors de votre présidence ?
J-PC : Pas directement, puisque j’ai quitté la CEDH il y a 4 ans maintenant et qu’à l’époque la jurisprudence ne faisait pas état de recours dans ce domaine. Je rappelle également que la Cour ne peut pas s’autosaisir ; elle étudie seulement les cas qui lui sont soumis. Mais les choses évoluent puisque plusieurs affaires ont été portées devant la Cour de Strasbourg. D’autres affaires importantes sont aujourd’hui en cours d’examen et seront bientôt jugées. Je pense d’ailleurs que ce type de recours va s’accroître ces prochaines années, en contestation des décisions des tribunaux sportifs, comme celles du Tribunal Arbitral du Sport (TAS). Il s’agit d’un potentiel d’affaires très important.
Le secteur sportif possède en effet des règles juridiques et une organisation juridictionnelle propre. En 2013, un séminaire « Justice sportive et droits de l’homme » était d’ailleurs organisé par le Conseil de l’Europe et l’IIDH sur ce sujet. A vos yeux, comment coordonner au mieux la justice étatique et la justice sportive, notamment du point de vue du respect des droits de l’homme ?
J-PC : Cette question appelle deux remarques. La première tient à la compétence même de la Cour pour juger des décisions du TAS, qui tient au fait que ce dernier siège à Lausanne, en Suisse, un pays membre du Conseil de l’Europe et qui a adhéré à la CEDH. Si le TAS siégeait à Montréal par exemple, le Canada n’ayant pas adhéré à la Convention les affaires sportives seraient complétement marginalisées par rapport à la problématique des droits de l’homme.
Ma seconde remarque relève de l’équité même. Compte-tenu de l’importance et de la gravité des sanctions qui peuvent être infligées aux sportifs pour dopage, pour rupture de contrat, etc. ce serait extrêmement injuste s’il n’y avait pas la possibilité de maintenir et de garantir les droits de l’homme pour ces individus. La justice sportive est absolument nécessaire, mais s’il n’y avait pas le contrepoids offert par la CEDH, les sportifs seraient beaucoup moins bien protégés que les citoyens ordinaires.
« Le sport est un outil de paix et de développement »
L’équilibre n’est-il pas quelquefois difficile à trouver entre la nécessaire poursuite de politiques publiques sportives (lutte contre le dopage, lutte contre le hooliganisme…) et le respect des droits fondamentaux des individus/sportifs ?
J-PC : C’est la principale difficulté, mais c’est aussi ce qui en fait un sujet d’intérêt sur le plan juridique. Il nous faut garder en tête que les sportifs, même ceux qui gagnent beaucoup d’argent, restent vulnérables. Comme tout un chacun, nous devons leur garantir le maximum de libertés. Mais nous devons également concevoir que des règles très strictes soient édictées en cas de dérives, afin de protéger l’éthique sportive. Ce n’est pas supportable qu’un joueur de football ou de rugby soit hué à cause de sa couleur de peau. Ce n’est pas supportable qu’un sportif triche et gagne le Tour de France car il a utilisé des produits dopants très difficiles à détecter. Dans le même temps, ce n’est pas supportable que des libertés fondamentales comme le respect de la vie privée, de la vie familiale, du domicile, etc. ne soient pas respectées. Nous sommes là en présence de deux objectifs, de deux libertés fondamentales qui s’affrontent, et comme dans d’autres domaines (la presse par exemple), nous devons déterminer où se situe le bon équilibre et émettre des principes qui puissent être appliqués de façon générale. Ce n’est pas comme la torture, qui est une problématique dramatique mais simple à traiter. Il est évident qu’il ne faut pas torturer les gens, même si on les soupçonne de choses très graves. Quand ce sont des droits importants mais qui peuvent être contradictoires, comme la protection de la vie privée, la liberté d’opinion ou d’expression, c’est beaucoup plus complexe.
En 2014, un rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU a pris positivement acte de l’importante contribution du sport et de l’idéal olympique, ainsi que du travail entrepris par le CIO, à la promotion et au renforcement du respect universel des droits de l’homme. Pensez-vous également que le sport soit un outil de paix et de rapprochement des peuples ?
JP-C : Tout à fait. Je vais prendre un exemple assez ancien, qui m’avait marqué enfant. Nous étions en pleine Guerre Froide quand eurent lieu les Jeux Olympiques d’Helsinki 1952, les premiers Jeux auxquels participait l’Union Soviétique. La Finlande était alors un pays d’accueil neutre et symbolique, et ces Jeux avaient donné lieu à des manifestations de fraternité entre sportifs, y compris entre ceux des deux blocs, qui était assez impressionnante. A une époque où le programme Erasmus n’existait pas, le sport était l’un des seuls moyens pour les jeunes de voyager et de connaître d’autres pays. C’est toujours quand on se connaît mieux qu’on peut renforcer la paix et éloigner la guerre. Je suis persuadé que c’est un outil de paix et de développement car beaucoup d’athlètes ont pu accéder à des promotions sociales très fortes et faire beaucoup pour leurs pays grâce au sport. De même, des pays seraient restés totalement à l’écart et extrêmement marginalisés s’ils n’avaient pas bénéficié, à un moment ou à un autre, de l’exposition médiatique offerte par l’exploit de l’un(e) de ses sportif(ve)s.
Fondé en 1969 par René Cassin, Prix Nobel de la Paix, sous le statut d’association, l’Institut international des droits de l’homme est devenu en 2015 une Fondation reconnue d’utilité publique sous le nom Institut International des Droits de l’Homme-Fondation René Cassin. Elle vise à mettre en œuvre, en toute indépendance et dans un esprit scientifique et désintéressé, la défense et la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à travers l’enseignement et la recherche. |