Interview de Laurent Thieule,
le Président du Royal Europa Kraainem FC
« Aider ces jeunes réfugiés à réussir leur parcours d’intégration citoyenne »
Q : Présentez-vous en quelques mots. Quelle est votre fonction effective au sein du projet ?
LT : Je suis engagé depuis plus de 20 ans comme bénévole dans ce club dont j’ai pris la Présidence il y a une dizaine d’années maintenant. Mon engagement dans le sport est multiple car j’assume par ailleurs la Présidence d’un Think Tank européen Sport et Citoyenneté, qui intervient à l’échelle internationale dans le débat sur le rôle social et d’intégration du sport. Kraainem Football Club est quelque part un laboratoire de la diversité sociale à l’échelle d’une communauté -un club en l’occurrence- et notre initiative d’accueil et d’intégration de jeunes réfugiés et demandeurs d’asile nous plonge dans une action opérationnelle avec des résultats probants. Cette initiative est un des chantiers principaux du Club et je m’y implique tout particulièrement pour aider l’équipe à consolider le projet mais aussi à sans cesse innover car nous sommes sur un terrain fertile en innovation sociale.
Q : Comment est né le projet ?
LT : Au plus fort de la crise des migrants pendant l’été 2015, nous nous sommes interrogés au sein du Club pour voir ce que nous pourrions faire. Il faut savoir que le Royal Europa Kraainem Football Club fait partie en Europe des clubs qui affichent le plus de diversité sociale avec une plateforme de plus de 300 enfants-joueurs issus de plus de 40 nationalités différentes. Cette diversité est une plus-value pour le club et son ADN, revendiquée par nous. Très vite, en septembre 2015, l’idée a été de s’adresser au centre Fedasil qui ont la responsabilité de l’accueil et de l’intégration des MENA car nous voulions être utiles à ces jeunes mineurs non accompagnés en situation légale, soit demandeurs d’asile soit jeunes réfugiés. Et puis nous sommes allés vers les solutions les plus pratiques : comment aller chercher ces groupes de MENA à leur centre, combien en accueillir au maximum par groupe, combien de fois par semaine, comment leur proposer des entrainements de foot dans nos équipes, que leur proposer d’autre pour compléter leur parcours d’intégration.
Q : Quel était l’objectif initial du projet « We welcome Young Refugees » ?
LT : Très vite nous nous sommes confrontés à la réalité et la première chose à faire était d’expliquer à notre communauté, aux parents, aux enfants, aux entraineurs du Club le pourquoi et le comment du projet. L’objectif restant le même depuis quatre saisons maintenant : apporter la démonstration à l’échelle d’un petit club amateur (il y en a 2.000 en Belgique et des milliers en Europe) qu’il était possible de proposer une contribution partielle d’intégration à ces MENA dans leur nouvel espace social et leur donner ainsi des chances supplémentaires de réussir à terme leur parcours d’intégration citoyenne. Il faut comprendre que ces adolescents arrivés en catastrophe d’Afghanistan, de Syrie, d’Irak, d’Iran, de Somalie, de Guinée ou de Palestine, ont quitté leur pays pour échapper à la mort ou à la misère, tout seuls, sans leurs parents, avec 2.000 euros en poche pour payer des passeurs mafieux et arriver dans des pays sans souvent les avoir choisis. Que fait-on d’eux ? Que fait-on des 1.000 MENA actuellement sur le sol belge ? On les ignore, on les parque dans des centres fermés, on les regroupe dans des futurs ghettos urbains, et on les laisse se communautariser et aux mains au mieux de groupes de délinquants au pire de prédicateurs ? Ou bien les pouvoirs politiques et la société civile se mobilisent-ils et organisent en commun un parcours d’intégration citoyenne qui demande certes du courage, de l’engagement, de la patience et de gros moyens financiers. Cela a été notre choix.
Q : Pouvez-vous prétendre faire œuvre sociale ? Ou vous prétendriez plutôt être un vrai programme d’insertion sociale au niveau micro ?
LT : Notre démarche n’est pas angélique. Nous sommes avant tout réalistes car il faut toujours essayer d’avoir les moyens de ses sentiments. Notre initiative est je crois utile à ces MENA et aussi indirectement à la société dans laquelle ils n’ont pas d’autres choix que de s’intégrer. Et nous essayons de leur faire comprendre les efforts qu’ils doivent consentir pour profiter du travail des centres Fedsail, des écoles où ils sont scolarisés, des centres de formation professionnelle, demain des entreprises ou administrations employeurs, et bien entendu de l’intervention sous des formes multiples des acteurs de la société civile comme par exemple celle de Kraainem Football. Notre initiative est toujours perfectible et nous n’avons pas la prétention de nous substituer à qui que ce soit. Même si nous restons à la micro-échelle d’une communauté d’un club, nous sommes néanmoins fiers d’être devenus un projet pilote européen aux yeux de la Commission européenne ou de la Fondation UEFA pour l’Enfance qui nous soutiennent depuis l’origine du projet.
Q : Avez-vous créé le projet pour combler les lacunes des politiques publiques mises en place par les institutions fédérales et européennes ?
LT : Là encore restons au niveau du constat. Que fait-on avec nos moyens pour favoriser l’intégration de ces MENA? Nous ne sommes pas là pour juger le phénomène migratoire qui bouleverse et quelque part fragilise l’Union européenne, ni pour juger sa politique en matière d’aide aux pays d’origine, de protection de ses frontières, ni la révision sans doute nécessaire des accords de Dublin et du droit d’asile, et encore moins les tentatives d’imposer des quotas de relocalisation des migrants aux États membres. Nous sommes simplement le dernier maillon de la chaîne, celui où aboutissent après tout un périple ces MENA. Et ce sont toujours les communes et leur société civile qui sont en première ligne pour les accueillir et les intégrer. En Belgique les centres Fedasil et de la Croix Rouge font un travail extraordinaire avec les moyens que leur donne l’État fédéral. Ils sont les premiers acteurs en première ligne des flux migratoires parce non seulement ils assument la responsabilité de l’accueil de ces MENA mais aussi parce qu’ils sont les déclencheurs du processus d’intégration. Notre initiative s’appuie fondamentalement sur leur travail et y apporte une modeste contribution. Modeste mais exemplaire, je crois.
Q : Quels résultats globaux le club peut-il se réjouir d’avoir atteint ?
LT : Quand je dis que nous sommes pragmatiques, c’est parce que les résultats sont là : 2.000 MENA sont passés par le Club depuis septembre 2015. Il s’agit d’un projet qui s’inscrit dans la durabilité car nous nous en donnons les moyens et nous en avons la volonté au sein du Club. Les moyens nous sont donnés par les partenaires du projet : le programme Erasmus de la Commission européenne, le programme « action en faveur des réfugiés par le football » attribué par la Fondation UEFA pour l’Enfance, et toutes les fondations publiques ou privées (Fondation Roi Baudouin, ENGIE, P&V, Levi Strauss, la Loterie Nationale).
La volonté, c’est de se lever tous les matins en disant « on continue, ça vaut vraiment la peine », et de la partager avec les dirigeants, les entraineurs, les bénévoles, les familles et les enfants du Club. Je suis tous les jours surpris de voir comment cette initiative peut être accueillie par notre communauté, mais cela est sans doute le fruit de notre diversité.
Mais la reconnaissance est là : nous venons de recevoir le Trophée de « L’olympisme en action » 2018 décerné chaque année depuis 1985 par le CIO.
Q : Quels sont les objectifs à long terme du projet ?
LT : Nous allons rester sur le même schéma d’accueil et d’intégration de MENA des centres Fedasil en maitrisant le nombre (une vingtaine) de gamins qui viennent au club trois après-midi par semaine, et en gardant le même profil de programme (tables de conversation linguistiques, entrainements et pour certains matchs dans nos équipes, repas convivial à la cantine, et de temps à autre des stages de formation et des visites culturelles avec les MENA et les enfants du Club). Nous allons élargir le groupe de bénévoles qui animent ces tables de conversation en français, anglais ou néerlandais, et notre campagne de recrutement de bonnes volontés porte ses fruits actuellement. Nous devons toujours impliquer plus encore les jeunes joueurs du club dans ce projet car ils restent un point de contact fondamental pour ces MENA. Et puis nous devons continuer à « exporter » notre initiative : nous sommes associés à l’Union belge de Football pour consolider un réseau de clubs amateurs qui dans le Royaume accueillent eux aussi des MENA; et au sein de Sport et Citoyenneté nous avons lancé un réseau de huit fédérations nationales en Europe qui vont favoriser dans leurs clubs ce même modèle d’accueil et d’intégration de jeunes réfugiés. Et le modèle Kraainem inspire beaucoup de clubs.
Le processus d’intégration de MENA sera long car je dois dire que leur niveau scolaire est très disparate et le premier obstacle à lever sera l’enseignement de la langue du pays hôte ; c’est pourquoi à Kraainem nous insistons sur ces tables de conversation avec ces formidables bénévoles ; sans eux le projet ne serait pas ce qu’il est. Les pouvoirs publics devront continuer à soutenir ce type de projet dans la durée car, je le répète, il faudra du temps à ces jeunes réfugiés avant de devenir des citoyens européens. Beaucoup vont devoir rester en Europe car leur pays d’origine connaitra malheureusement des futurs compliqués, très incertains. C’est aussi le discours que je tiens à tous nos partenaires du projet « We Welcome Young Refugees ». Ils y sont très sensibles.
Kraainem le 10 mai 2019