« Il faut faire preuve de pédagogie pour expliquer comment on peut arriver à de telles sommes »
Le récent transfert de Neymar du FC Barcelone au Paris Saint-Germain n’a cessé, depuis une semaine, d’alimenter les conversations et les chroniques. Vincent Chaudel, spécialiste de l’économie du sport et Vice-président du Think tank Sport et Citoyenneté, en dresse les principaux enjeux socio-économiques en répondant aux questions de Julian Jappert, le Directeur de Sport et Citoyenneté.
Nous avons suivi ces dernières semaines, avec un final particulièrement médiatisé, l’arrivée de Neymar au Paris Saint-Germain. Que peut-on retenir de cet épisode et de cette somme inédite sur le marché des transferts ?
VC : A entendre et lire bien des réactions, il me semble que la relation entre le sport et l’argent est toujours complexe à aborder en France. On se pose des questions de morale et on s’indigne de situations à propos du sport et particulièrement du football, là où on ne relèverait pas de commentaires pour des artistes comme des chanteurs, des peintres ou des acteurs de cinéma. Pourtant, devenir footballeur demande un investissement total, dans la discipline, au détriment le plus souvent d’une proximité avec la famille ou les amis, et les meilleurs joueurs mondiaux en sont de bons exemples.
Par ailleurs, il apparaît nécessaire de faire preuve de pédagogie pour expliquer comment on peut arriver à de telles sommes, jugées démesurées aujourd’hui. Comme tout record, celles-ci ne sont finalement que des sommets temporaires, et en concordance avec une économie du football devenue mondiale, d’abord par le marché des transferts, puis par la commercialisation des droits TV et désormais par la propriété de clubs.
Enfin, les leaders d’opinions ont tendance à pointer négativement du doigt le transfert de Neymar et la somme qui y est associée, mais la réaction populaire n’y est pas hostile. Preuve en sont, d’ailleurs, les milliers de personnes qui se déplacent pour l’acclamer au pied de son hôtel ou au Parc des Princes, voire pour acheter très cher des produits dérivés comme des maillots sans qu’elles y soient forcées ! Il est à mon sens dommageable que les décideurs politiques et les leaders d’opinion fustigent des évènements et des phénomènes populaires.
En effet, on ne peut pas nier que le sport n’est, aujourd’hui, pas pris au sérieux, voire même quelquefois méprisé par les classes dominantes. Cependant il existe tout de même une partie de la population qui est agacée, voire choquée par les sommes échangées, qui sont inconcevables pour l’immense majorité des ménages. Et il ne me semble pas que cette réaction soit propre à la France.
VC : Malheureusement, il y a là-dedans à la fois du « football bashing », voire du « PSG bashing ». On peut prendre en exemple la réaction d’un commentateur TV qui s’est facilement offusqué des sommes d’argent évoquées autour du transfert de Neymar, mais qui s’extasiait quelques minutes plus tôt sur la carrière du « bankable » Usain Bolt, gagnant 300 000 euros par course de 10 secondes. Fustiger les excès du football apparaît comme une indignation facile. J’ajoute dans ce dossier qu’on critique le montant, qui n’est pourtant pas le fruit d’une négociation mais d’une clause fixée arbitrairement par le FC Barcelone. Que dire des 57 millions d’euros pour Benjamin Mendy ou les 180 millions d’euros pour Kylian Mbappé de l’AS Monaco ? Je ne pense pas que la différence de valeur intrinsèque sur le marché du football soit seulement de 40 millions entre ces deux joueurs, mais le fait que ce soit lié au Paris Saint-Germain et au Qatar suscite de nombreuses supputations et critiques. A mon sens ces « ondes négatives » proviennent de gens qui n’aiment pas le football, mais ils en ont tout à fait le droit. Pour ma part, je pense très sincèrement que les élans populaires positifs prennent le pas sur ces élans négatifs.
On peut quand même penser qu’une mauvaise opinion de ces pratiques existent, seulement elle n’est pas forcément exprimée au sein du milieu sportif, et en particulier dans sa sphère économique. On peut faire un parallèle avec la candidature de Paris 2024, qui est soutenue par la quasi-totalité du monde sportif, mais qui pose aussi question à une partie de la population, qui voit d’un mauvais œil cette organisation. La situation est similaire avec Neymar : les fans de football sont globalement enthousiastes à l’idée qu’il vienne jouer en France, et c’est eux que les acteurs du monde du football entendent, de façon logique car il s’agit de leur cœur de cible marketing. Mais il ne faut pas pour autant nier l’existence d’un certain nombre de gens choqués par ce transfert, d’autant que les gens avec des revenus plus modestes n’ont pas forcément les mêmes moyens de s’exprimer.
VC : Non je pense que tout le monde peut s’exprimer aujourd’hui, parce que tout le monde a accès aux réseaux sociaux. Tout le monde a un smartphone, tout le monde peut tweeter gratuitement, « liker » sur les réseaux sociaux ou prendre part à une pétition. Et selon moi les gens votent, soit sur les réseaux sociaux soit avec leur porte-monnaie, même s’ils n’ont pas beaucoup à dépenser. On n’a d’ailleurs pas vu que des gens aisés faire la queue pour acheter un maillot de Neymar sur les Champs-Élysées.
« Le sport est un booster de moral »
Comment pourrait-on répondre aux détracteurs, à tous ceux qui peuvent être choqués par ce transfert, en leur exposant ce que Neymar va apporter à la fois au football mais à la société en général ?
VC : Le sport est un booster de moral, le meilleur exemple étant l’Euro 2016, qui a été un vrai mois de convivialité, avec des fans zones qui ont fonctionné admirablement bien alors que nous étions pourtant dans une période tendue après une vague d’attentats. Il s’agit pour l’ensemble du pays de capitaliser sur ces moments de partage. Avec Neymar, les performances du PSG, au niveau européen notamment, vont donner du plaisir aux gens. Ce n’est pas quelque chose qui se chiffre facilement, mais c’est un point important dans la fonction sociale d’un club. Cela va forcément entraîner un engouement chez les jeunes qui s’identifieront à la star brésilienne et demanderont à leurs parents de les inscrire dans un club. L’impact sera certainement positif. Après, espérons que le tissu associatif soit en capacité de répondre à la demande. Y aura-t-il assez de terrains, assez d’éducateurs, assez de bénévoles ? Il faut peut-être s’interroger sur la manière dont le sport amateur, le sport de masse pourrait bénéficier des retombées économiques du transfert et de l’arrivée d’une superstar en Ligue 1. Les droits télévisés sont amenés à être réévalués, ce qui augmentera les recettes perçues par le CNDS via la taxe « Buffet », et Neymar payera également des impôts non négligeables en France.
Il est vrai qu’il est difficile de demander au tissu associatif sportif de disposer d’assez de moyens pour accueillir toujours plus de licenciés quand on sait comment il en fonctionne, en reposant principalement sur le bénévolat. Il faut savoir que le transfert de Neymar, estimé à 222 millions d’euros, représente 90% du budget du Conseil National de Développement du Sport (CNDS) pour 2016. On aimerait là des mécanismes de solidarité financière entre le sport professionnel qui brasse autant d’argent, et le sport amateur. Car s’il existe des retombées positives pour le sport amateur à voir évoluer de grands joueurs, elles sont minimes par rapport à ce qu’il serait possible de mettre en place. Et dans le calcul des impôts payés par Neymar, il ne faut pas oublier de prendre en compte les exonérations d’impatriation, qui ne s’appliquent cependant, évidemment, pas uniquement aux footballeurs.
Ensuite, nous abordons souvent le thème du rôle de modèle de société attribué aux sportifs. Qu’ils le veuillent ou non, les sportifs sont aujourd’hui érigés en exemples, notamment chez les jeunes. Est-ce que cela ne sera pas compliqué pour Neymar, qui a déjà été impliqué dans des affaires de fraude fiscale par le passé ?
VC : Bien sûr, mais encore une fois je pense qu’on en demande beaucoup, voire trop, aux footballeurs. Parmi les chanteurs, les peintres ou les acteurs, combien ont été redressés fiscalement ? Il est déraisonnable de demander aux footballeurs d’être irréprochables quand tant d’élus ne l’ont pas été, à en croire les médias ! Il faut mettre en avant les choses positives véhiculées par les sportifs. On ne va pas le féliciter pour son absence de rigueur fiscale, par contre on peut mettre en avant le fait qu’il a toujours travaillé très dur et qu’il s’entraîne depuis son plus jeune âge pour devenir l’un des meilleurs joueurs de football du monde. C’est cet aspect de Neymar dont il faut parler !
Il semblerait que nous soyons face à un transfert financé par un État, en l’occurrence le Qatar. Personne ne connaît précisément le montage financier, mais n’y-a-t-il pas un risque de voir les institutions sportives, comme par exemple l’UEFA avec le Fair-Play financier, mais aussi des autorités de régulation comme la Commission européenne, étudier ce transfert de plus près ? Et dans le cas où elles y découvriraient des irrégularités et une distorsion de la concurrence, peut-on imaginer qu’elles infligent au Paris Saint-Germain des sanctions insupportables pour un club professionnel ? S’il s’avère que cet argent vienne d’un État et fausse la concurrence, on pourrait parler à juste titre de dopage financier et de bulle spéculative…
VC : Premièrement, je ne crois pas qu’il y ait une bulle aujourd’hui. Si on considère le marché national français, évidemment que 222 millions pour un joueur est insensé. Si on considère cet investissement sur le marché européen, ce serait risqué. Aujourd’hui le public touché par les grands clubs, et notamment par des superstars comme Ronaldo, Messi ou Neymar, est mondial et se compte donc en milliards d’individus. Actuellement le PSG génère 540 millions d’euros de chiffre d’affaire sans s’être réellement intéressé au marché chinois et l’arrivée de Neymar peut justement ouvrir ce marché. Les sommes dépensées seront probablement rentabilisées, ce ne sera pas de l’argent « jeté par les fenêtres », ou issues d’un « puit sans fond » comme on veut le faire croire lorsqu’il s’agit de l’investissement du Qatar à Paris.
Ensuite, en ce qui concerne l’intervention des autorités de régulation, à commencer par l’UEFA : la Ligue des Champions est aujourd’hui la poule aux œufs d’or de l’UEFA. Celle-ci a tout intérêt à ce que la compétition reste incertaine, mais avec des clubs à forte valeur, car sa valeur dépend en grande partie des clubs qui y participent. L’UEFA a besoin de challengers aux Real Madrid, Manchester United, Barcelone ou Bayern. Or ces poids lourds n’ont aucun intérêt à être rejoints par d’autres, car cela ne ferait que réduire leur part du gâteau. Le paradoxe est que ces clubs ont autrefois bénéficié de systèmes qui dépassaient parfois les limites, comme la réévaluation des terrains par le Roi d’Espagne pour le Real Madrid, ou les exonérations dont ont pu bénéficier les clubs Italiens. Le PSG et le Qatar ont joué la carte de l’apaisement en payant eux-mêmes la clause libératoire de Neymar, car ils auraient pu la contourner via par exemple, un contrat de sponsoring ou de représentation pour la Coupe du monde 2022 (au Qatar), sans impact sur les comptes du PSG (donc sur le Fair-Play Financier).
Cela voudrait donc dire que puisque le PSG a décidé de jouer le jeu, l’UEFA ne le sanctionnerait pas et n’appliquerait pas ses règles ?
VC : Non, l’idée est que le PSG respecte les règles de l’UEFA, d’ailleurs le club a accepté des sanctions que certains ont jugé abusives. La revalorisation du contrat entre l’office du tourisme Qatarie (Qatar Tourism Authority) et le Paris Saint-Germain de 200 à 100 millions n’avait probablement pas lieu d’être. La somme a été considérée surévaluée par rapport au prix du marché, alors que le Qatar a pu réellement bénéficier de retombées positives 5 à 10 fois supérieures. De plus, comme j’ai pu le rappeler, certains clubs qui sont considérés comme des monuments du football européen, se trouvent eux-mêmes en situation de distorsion de concurrence. Enfin sanctionner les « nouveaux entrants » par des sanctions trop importantes les conduiraient à instaurer une ligue européenne fermée comme ce qui a pu être évoqué ces dernières années. Cependant, je ne pense pas qu’ils iront jusque-là, car cela remettrait en cause tout le système du sport en Europe.
Et concernant la Commission européenne ? La situation me rappelle « l’avant Bosman », lorsque tous les acteurs du monde sportif étaient persuadés que les autorités européennes n’interviendraient pas. On constate plus de vingt ans plus tard que cet épisode a complètement transformé le visage du marché des transferts et donc du football européen. Il me semble que l’intervention de l’État Qatar entrave clairement la concurrence et donc qu’une infraction existe.
VC : Elle existe peut-être, mais la Commission européenne ne va pas s’autosaisir du dossier. Et il y a peu de chances, pour ne pas dire aucune, de voir les grands acteurs du football européen porter plainte car ils pourraient eux-mêmes se retrouver dans des situations inconfortables. L’UEFA ne demandera pas l’intervention de l’Europe non plus car elle aurait tout à y perdre, à la fois d’un point de vue financier mais également dans ce qui lui reste d’autonomie en termes de régulation financière.