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« Faire progresser la réflexion » sur le supporterisme, entretien avec Ludovic Lestrelin

Par ALEXANDRE CHARRIER, Chargé de mission affaires européennes

 

Maître de conférences en STAPS à l’Université de Caen Normandie, chercheur au laboratoire Espaces et Sociétés (ESO, CNRS), mais également rédacteur en chef adjoint de la revue Sciences sociales et sport, Ludovic Lestrelin a accordé un entretien à Sport et Citoyenneté dans le cadre de la récente parution de son ouvrage « Sociologie des supporters [1]». Il y revient sur les origines de ce travail ainsi que sur les évolutions, les pratiques et la gestion du supportérisme. Un regard essentiel pour appréhender un phénomène social finalement peu connu. 

 

En premier lieu, pouvez-vous nous expliquer d’où vous est venue l’idée d’écrire cet ouvrage ? La figure du supporter est souvent victime de nombreux stéréotypes, ce travail vise-t-il à une meilleure appréhension du supporter en tant qu’individu ?

Ce livre a pour origine une sollicitation de l’équipe qui dirige la collection « Repères » aux éditions La Découverte. L’ouvrage a d’abord pour ambition d’opérer une sélection dans les travaux de sciences sociales menés sur ce sujet depuis plusieurs décennies. Dans le même temps, il s’agit de faire le point et de tracer les grandes perspectives de recherche et les enjeux de connaissance qui traversent cette thématique. C’est utile je crois pour qu’un domaine de recherche gagne en maturité, qu’il soit aussi mieux reconnu et identifié dans le milieu académique. J’espère que le livre contribuera à stimuler les travaux futurs et qu’il donnera envie à des jeunes chercheuses et chercheurs de se lancer. Il y a aussi un enjeu de « tri », en quelque sorte, en essayant de valoriser les travaux qui me semblent être les plus intéressants. Inclure, c’est aussi exclure, et il y a donc des recherches qui ne figurent pas dans le livre. Certaines de ces recherches auraient de toute évidence mérité d’être citées, mais se pose un problème de place car le cadre de cette collection est très contraint. D’autres travaux sont plus mineurs et leur absence se justifie. Dans tous les cas, c’est un exercice qui n’est pas simple. Sur la base de cette sélection, il s’agit d’en proposer une synthèse accessible. C’est un autre objectif fondamental. De fait, le livre doit permettre à des lecteurs qui n’ont pas de connaissance préalable sur le sujet de se familiariser avec cette littérature. Le nom de la collection est important : il s’agit bien de donner des repères. En écrivant un tel ouvrage, il faut aussi penser au lectorat grand public, à des personnes qui ne sont pas universitaires, qui n’ont pas de formation en sciences sociales. Si un lecteur, et plus encore un étudiant ou un lycéen me dit que le livre l’a amené à s’intéresser à la sociologie, je pourrai dire qu’une bonne partie du pari est réussi ! Mais j’espère bien que l’ouvrage puisse par ailleurs nourrir la réflexivité des supporters eux-mêmes. Comme vous l’avez dit, les stéréotypes sont très présents. Les supporters, surtout de football, sont globalement associés à des représentations sociales très négatives. C’est un sujet très chaud, très médiatisé, et qui peut s’embraser très vite. Il suscite parfois des propos caricaturaux. Sur un tel sujet, il me semble donc important d’apporter des savoirs, pour faire progresser la réflexion, notamment celle des décideurs sportifs et publics, des journalistes, et plus largement de tous ceux qui sont en lien avec les supporters pour des raisons professionnelles. Bien organiser des événements sportifs est un travail complexe. Le fiasco du Stade de France pour la finale de la Ligue des Champions 2022 illustre combien les enjeux sont forts. Or, il est préférable de travailler sur la base de savoirs plutôt que de croyances en essayant d’avoir une approche fondée sur une forme de recul analytique. Le livre doit aussi servir à ça : nourrir la réflexion des acteurs de terrain pour gagner, là encore, en maturité.

 

Dans ce livre, vous présentez l’existence de différents types de supportérisme. Le “supportérisme à distance”, une notion que vous avez introduite par votre travail de thèse sur les supporters de l’Olympique de Marseille, semble l’un des modes de supportérisme les plus répandus de nos jours. Quelles sont les caractéristiques de cette manière de supporter ? Est-ce un phénomène réservé aux “grands clubs” ?

Je ne qualifierais pas le supportérisme à distance de mode de supportérisme mais plutôt comme un processus qui s’est déployé au fur et à mesure de l’essor des retransmissions télévisuelles. Il y a donc un processus tendanciel de découplage spatial entre la localisation géographique des clubs et la localisation du public. C’est quelque chose qui ne naît pas avec la télévision mais qui s’accélère clairement avec elle, la bascule s’opérant véritablement dans les années 1980 qui correspondent en quelque sorte au passage de relais, du point de vue médiatique, entre l’écrit et l’image. La presse écrite joue un rôle fondamental dans l’histoire des spectacles sportifs. À partir des années 1980, le champ médiatique se transforme profondément sous l’influence des télévisions. En France, l’OM de la fin des années 1980 et du début des années 1990 symbolise ces évolutions, le public du club se construit sur une base extra-locale : l’OM, c’est presque le club de la France, du moins de la Province. C’est aussi une équipe alors très suivie en Afrique francophone. Aujourd’hui, au-delà du cas de l’OM, l’échelle est encore différente. L’Asie, le Moyen-Orient, l’Amérique du Nord sont des foyers importants de supporters pour les équipes européennes. Commercialement, ces supporters comptent beaucoup. Le PSG a construit une stratégie marketing très offensive à l’international. Les dirigeants eux-mêmes parlent bien de « marque mondiale ». Pour répondre plus directement à votre question, le phénomène n’est certes pas réservé aux grands clubs mais ceux-ci polarisent toutefois l’attention. Ils cumulent puissance sportive, économique et médiatique et tout ceci se renforce dans une sorte de logique circulaire et exponentielle. Si l’on se place du point de vue des clubs, il faut mesurer que c’est une compétition économique féroce qui se joue : capter, fidéliser des supporters venus de différents horizons, et si possible les attacher jeunes. Les clubs français ont sur ce plan un énorme retard sur leurs concurrents des grands championnats européens qui labourent depuis longtemps maintenant différents marchés étrangers. Si l’on se place côté supporters à distance, deux éléments me semblent assez caractéristiques. D’une part, il y a une recherche de proximité, qui peut être émotionnelle, informationnelle ou sociale, pour compenser l’éloignement géographique. Rendre tangible le lien avec le club peut passer par des pratiques de consommation, des achats de produits dérivés, etc. D’autre part, les individus placés dans une telle situation sont souvent confrontés à un enjeu de légitimité : l’authenticité et la continuité du soutien peuvent être discutées et mises en question, surtout pour celles et ceux qui n’ont pas de lien biographique particulier – ou un lien très ténu –, car le football est un univers au sein duquel les repères territoriaux sont traditionnellement fondamentaux. Se déclarer supporter d’une équipe quand on ne peut pas faire valoir d’explication « objective » avec la ville ou la région (y être né, y avoir de la famille, y avoir étudié, etc.) peut apparaître suspect. A minima, on a un statut particulier au sein même de la communauté de supporters qui soutiennent le club. Cette singularité peut en retour nourrir l’attachement, un peu comme si la difficulté de l’entreprise consistant à soutenir un club à distance était source de grandeur.

 

Par ailleurs, quelles en sont les conséquences vis-à-vis de la fréquentation des stades que vous définissez comme un “haut lieu du supportérisme” ?

Justement, venir assister à une rencontre dans le stade de son équipe favorite est une manière d’authentifier la démarche. La forme la plus valorisée de soutien est celle qui s’exprime sur le lieu-même de la compétition. Être présent en tribunes est quelque chose de valorisé et valorisable dans l’univers des supporters. Se rendre au moins une fois dans le stade est une façon de se légitimer, pour pouvoir dire : « j’y suis déjà allé ». Une part du public dans les stades des grandes équipes européennes est composée d’individus qui viennent de loin, pour qui la fréquentation de l’enceinte a quelque chose d’extra-ordinaire, au sens littéral du terme.

Cela veut dire qu’au sein d’un même stade cohabitent des populations diversifiées. Si on veut simplifier, il y a des supporters locaux et des supporters à distance, auxquels se greffent des individus qui ne se définissent pas eux-mêmes comme supporters mais qui peuvent venir voir un match pour diverses raisons, parce qu’il y a des stars sur la pelouse par exemple ou parce que c’est un endroit attractif pour son ambiance. Le PSG est concerné par ce phénomène. En 2019, le public du Parc des Princes résidait à 74 % en Île-de-France, 16 % dans d’autres régions françaises et 10 % à l’étranger. Le club parisien peut capitaliser sur la forte fréquentation touristique qui caractérise la capitale, un peu comme à Barcelone. Tout l’enjeu est alors de savoir comment les dirigeants souhaitent travailler. Conçoivent-ils leur stade comme une sorte de parc d’attraction pour touristes, lesquels peuvent être vus comme très intéressants commercialement. Ou bien est-ce qu’ils souhaitent cultiver le lien avec ce public extra-local et s’engager dans un patient travail d’intégration assez fin et peu visible. C’est ce que faisait bien à une époque le Barça avec ses penyas (ses groupes de supporters disséminés dans toute l’Espagne et dans le monde) : s’engager dans un travail relationnel constant pour socialiser le supporter marocain, japonais ou suisse à l’identité et l’histoire du club. Et à la culture catalane in fine. Il y a quelques années, j’ai mené des observations auprès des penyas francophones du FC Barcelone. Elles organisent des congrès annuels pour échanger et discuter de leurs problèmes. Je me suis retrouvé tout un week-end à Tours en leur compagnie. Il y avait des salariés du FC Barcelone venus exprès pour assister aux débats et écouter les doléances des responsables de penyas et de leurs membres. Ils n’étaient pas présents seulement pour la réunion, ils partageaient aussi des moments conviviaux. On voit que ça suppose d’engager des moyens humains et matériels. Mais les clubs peuvent s’y retrouver car il n’y a rien de pire que d’être associé à une forme d’inauthenticité. C’est ce que risquent les clubs qui misent trop sur la fibre touristique. Ils doivent par ailleurs gérer des tensions parfois fortes avec les supporters locaux qui s’offusquent du non-respect des traditions et d’une histoire.

 

La gestion du supportérisme par les autorités est également un sujet que vous abordez. Quelles sont les raisons qui expliquent le traitement sécuritaire réservé aux groupes de supporters ?

Il faut d’abord préciser que l’enjeu de gestion des foules est une préoccupation ancienne chez les promoteurs des spectacles sportifs. C’est un enjeu d’image, donc économique car il s’agit de proposer un spectacle attractif en assurant une forme de tranquillité. Dès le début du XXe siècle, il y a des services d’ordre, pour veiller à la quiétude des riverains des enceintes, pour canaliser les flux aux entrées et aux sorties, empêcher le resquillage, éviter les incidents en tribunes. À cette époque, ce sont des jets de projectiles sur les joueurs et les arbitres, des insultes, des bagarres parfois entre supporters et joueurs de l’équipe adverse. Ce n’est pas du tout un long fleuve tranquille… Il y a aussi une surveillance policière qui se met en place assez vite autour des matchs. Dès lors qu’un lieu réunit plusieurs milliers voire dizaines de milliers de personnes, les autorités y prêtent attention… Mais il est clair qu’une évolution s’opère à partir du moment où la problématique du hooliganisme s’impose, donc dans les années 1960 et 1970 en Grande-Bretagne. Et la bascule se fait véritablement dans les années 1980. Parce qu’il y a des drames épouvantables qui font des morts, en Angleterre mais aussi dans d’autres pays européens. Certains sont liés au hooliganisme, comme le Heysel en 1985. D’autres à la vétusté des infrastructures et à une mauvaise gestion de la foule, comme à Hillsborough en 1989. Ces drames vont précipiter l’intervention dans les affaires sportives de deux catégories d’acteurs : les médias d’abord, lesquels peuvent exercer une forme de pression pour que quelque chose soit fait ; les décideurs politiques surtout. En Angleterre dans la seconde moitié des années 1980, l’état lamentable du football qui connaît une violence endémique est cadré comme un problème politique de la plus haute importance, qu’il faut donc résoudre. Des législations spécifiques commencent alors à se mettre en place qui durcissent le contrôle. Les supporters sont vus comme un risque et comme une population à problème. Ce cadrage évolue progressivement. Ainsi, en 2016, un texte pivot, la Convention européenne sur la violence et les débordements des spectateurs du Conseil de l’Europe, dont la première mouture date de 1985 (juste après le drame du Heysel), intègre un pilier fort : la notion de service. Les organisateurs des événements doivent appréhender l’accueil du public selon trois piliers : la sécurité (ce qui relève des infrastructures pour le dire vite), la sûreté (toutes les mesures pour empêcher les violences et les débordements) et le service donc. Ce pilier désigne toutes les mesures pour bien accueillir. Ce sont des choses matérielles très simples : restauration, toilettes propres, etc. Mais c’est surtout une éthique de l’accueil : bien traiter les supporters et être en capacité de bien différencier ceux qui posent problème en mettant alors en place un travail spécifique dans leur direction. On voit donc une inflexion notable. Cette philosophie guide désormais le travail des professionnels dans de nombreux pays européens. La France a du retard sur ce plan même s’il y a aussi des progrès notables ces dernières années. Mais il faudrait accélérer et aller plus loin.

 

Enfin, je souhaiterai terminer par une question personnelle quant à votre propre expérience de supporter. En effet, quelle est votre manière de supporter votre équipe ? L’avez-vous vu évoluer au fil du temps et de différents événements (performances décevantes de l’équipe, apparition des réseaux sociaux, diffusion constante de matchs …) ? En tant que chercheur, comment parvenez-vous à vous détacher de ce rapport personnel que vous entretenez avec le supportérisme ?

Mon rapport initial au football est celui d’un pratiquant puis d’un supporter ordinaire. J’ai joué en équipe de jeunes dans le club professionnel de ma ville d’origine, j’y ai suivi un cursus en centre de préformation puis en sport-études au lycée, pour ensuite m’orienter vers des études en STAPS après le baccalauréat, tout en poursuivant ma carrière de joueur. Beaucoup de choses se jouent dans l’enfance et l’adolescence et j’ai donc vécu et reçu deux influences croisées : comme beaucoup de garçons aimant le football et le pratiquant jusque dans la cour de récréation, j’ai été téléspectateur de matchs et ceux de l’OM au début des années 1990 lors des épopées européennes ont été marquants, ce qui fait que je me suis attaché à ce club durant mon adolescence ; en parallèle, j’ai été intégré à partir de 13 ans à des structures de haut niveau pour le football et, même si je n’ai finalement pas signé de contrat professionnel, j’ai donc été socialisé à porter un regard de « spécialiste » sur les matchs. Quand je me suis lancé dans mon premier travail universitaire sur le sujet supporters, ce fut une question d’opportunité et je n’avais jamais fréquenté les tribunes où se tiennent les groupes organisés. J’étais ignorant de ce monde, mais je connaissais le football. Je mène désormais depuis une petite vingtaine d’années des recherches sur ce sujet et nécessairement, cela change votre regard sur le football. Vous ne le regardez plus comme quand vous avez 20 ans. À cette âge-là, j’ai vécu la coupe du monde en France et ce sont des souvenirs fantastiques entre copains et en famille. À l’époque, mon rapport au football et plus largement au sport était celui d’un simple pratiquant et supporter, j’étais comme tous mes camarades avec lesquels j’ai vécu ces moments. Quand on devient chercheur, il y a une distanciation qui se créé progressivement. C’est un autre rapport qui se met en place. Mais je continue de suivre au quotidien l’actualité footballistique et sportive, j’ai des anciens coéquipiers et connaissances qui travaillent dans divers clubs professionnels. Je regarde des matchs à la télévision, je vais parfois au stade pour mon seul plaisir, pas nécessairement d’ailleurs pour assister à des rencontres professionnelles car je m’intéresse au niveau amateur aussi. Mon enjeu n’est pas de me détacher d’un rapport personnel avec le supportérisme, il est de me détacher d’un rapport professionnel à ce sujet – et plus globalement au football et au sport – pour profiter de l’instant comme n’importe quel autre membre du public.

 


 

 

 

[1] Lestrelin, Ludovic., « Sociologie des supporters », La Découverte, Repères, 2022.


Pour aller plus loin 

Racisme dans les stades : l’incident de trop ? Par Albrecht Sonntag

Supporter un jour, supporter toujours ? Par Alice Buensoz

Tacler la sédentarité chez les supporters de football : Le programme européen « Fans in Training » (EuroFIT)



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