« Repenser la place du numérique dans le sport et l’EPS »
Adrien Husson, designer et ingénieur au CRI Paris, et Joël Chevrier, professeur de physique à l’université Grenoble-Alpes et chercheur associé au CRI Paris, décrivent le Motion Lab et « Hitbox » ou sac de boxe augmenté.
Propos recueillis par Marie-Cécile NAVES
Joël Chevrier et Adrien Husson
Quel est projet du Motion Lab, créé au sein du Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) ?
JC : Le Motion Lab a été créé au CRI en 2016. Il vise à étudier les liens entre mouvement, éducation et numérique. Le numérique fonde l’approche de départ : nous sommes entourés de capteurs dans les smartphones et tous les objets connectés du quotidien, dont nous ne percevons pas toujours l’utilité. Nous avons alors souhaité réfléchir à l’impact de nos mouvements dans nos apprentissages. Notre hypothèse est que l’esprit apprend mieux quand le corps est engagé.
Le Motion Lab a été monté en même temps qu’une collaboration très étroite avec le groupe de recherche « Interaction son music mouvement » de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM) et qu’un partenariat avec l’hôpital Lariboisière, visant à travailler sur la rééducation à la marche des personnes qui ont reçu une prothèse de hanche ou de genou. Depuis, le Motion Lab a développé des projets variés : apprentissages du sport, de l’écriture, des savoir-faire artisanaux avec les Compagnons du devoir pour comprendre l’évolution de leurs métiers à l’ère du numérique. Nous travaillons sur l’apprentissage des gestes et leur approche technologique. C’est aussi la question de la transmission, de la sauvegarde de ces savoir-faire qui est posée.
Au fond, tout part du corps, c’est notre première expérience au monde. Le mouvement du corps et le cerveau sont interdépendants. Nos apprentissages sont liés au mouvement et aux déplacements du corps. En conséquence, même les savoirs théoriques peuvent tirer bénéfice des capteurs de nos mouvements pour créer de nouvelles liaisons : de cette expérience, nous pouvons tisser des liens vers d’autres types de connaissances. Nos observations nous inspirent pour voir le « plus » apporté par le numérique dans les apprentissages. Nous parlons ici de mouvement, de corps, de numérique mais ni de clavier, ni d’écran car le numérique ne se limite pas aux écrans.
Mouvement et apprentissage sont aussi au cœur de « Hitbox ». Quelles sont les particularités de ce sac de boxe ?
AH : Le sac de boxe augmenté, « Hitbox », est un projet qui est né dans le cadre de la Cité des sciences, et notamment d’un partenariat pour l’exposition « Corps et sport » qui débute le 16 octobre 2018. Je travaille sur cette discipline, en interface avec un professeur de boxe française, par ailleurs industriel, qui développe un sac de comptage et de quantification des coups. « Hitbox » permet de synchroniser ces éléments : deux sacs de frappe, ainsi que deux boxeurs, interagissent l’un avec l’autre.
Chaque sac dispose de capteurs pour détecter les frappes et la puissance qu’elles ont déployée, ainsi que d’un système d’affichage tout autour du sac permettant de créer une interaction et ainsi remonter des informations. Le but est de s’intéresser à la place du numérique dans le cadre de la boxe : plutôt que de placer un boxeur face à un ordinateur pour qu’il s’améliore, il s’agit de mettre en interaction les boxeurs. Le sac vient donc guider la pratique, notamment pour les débutants, en faisant par exemple travailler la synchronisation entre les bras et les jambes. Le retour visuel conduit le boxeur à mieux se déplacer. Le risque de blessure est limité car les deux boxeurs se frappent par sacs interposés, ce qui n’enlève rien à la pratique collective : au contraire, l’interaction est mieux comprise et donc mieux apprivoisée. D’où une plus grande liberté dans l’entraînement collectif.
C’est une boxe éducative : la qualité du geste, sophistiqué, est recherchée. Ce n’est pas la force qui prime. Le contrôle de tout le corps est nécessaire. Il faut être à l’écoute de ce dernier, synchroniser ses gestes. La relation avec l’autre est également essentielle : on le respecte et on apprend de lui. Les sacs permettent ainsi des scénarios coopératifs. Les élèves sont guidés par des retours visuels pour stimuler les déplacements, la coordination grâce à un jeu graphique sur les deux sacs, simultanément, qui amène les deux boxers à bouger ensemble.
Le but n’est pas de remplacer ce qui existe aujourd’hui par du numérique, mais de l’agrémenter, d’améliorer le parcours d’apprentissage des boxeurs. L’idéal est de faire aussi intervenir le professeur : le sac ne fait pas office de coach. C’est un outil éducatif. Là est notre démarche de recherche.
Pour quels usages ce sac de boxe est-il proposé ?
AH : En plus de sa dimension éducative, « Hitbox » peut être utilisé aussi par des boxeurs confirmés, avec des exercices spécifiques et adaptés aux attentes. Au-delà de la boxe, il faut le voir comme une interface tactile, robuste et cylindrique mobilisable dans d’autres contextes : rééducation autour des réflexes, amélioration de l’attention pour les enfants autistes (en créant d’autres types d’interactions), etc. En fait, ce projet pose une réflexion sur la place du numérique dans le cadre du sport et de l’EPS, sur l’usage des données dans un contexte scolaire, par exemple dans l’apprentissage des statistiques, des mathématiques. Le sac de boxe augmenté, c’est une reconfiguration du numérique pour les apprentissages scolaires, permise par le corps, le mouvement, le sport.
Afin de diffuser « Hitbox », le CRI souhaite privilégier des démarches en open source pour promouvoir l’intelligence collective. L’open source se prête à une mise à disposition, une reproduction des objets connectés dans les fab labs, qui méritent d’être institutionnalisés à l’échelle d’une ville, par exemple. Au-delà du coût, l’enjeu est aussi celui de l’implication du public qui se réapproprie les dispositifs. C’est, finalement, toute la philosophie de la société apprenante.